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Pierre Bourdieu est décédé dans la nuit du 23 au 24 janvier 2002, des suites d'un cancer. Res Publica consacre, dans son numéro de février 2002 (n° 28), un article au film de Pierre Carles consacré à Pierre Bourdieu : La sociologie est un sport de combat. Cet article a été rédigé plusieurs semaines avant le décès du sociologue. Nous le reproduisons ici.
Pierre Bourdieu avait collaboré au n° 15 de Res Publica, avec un article sur le thème du travail.
VHS, 140 mn, Éditions Montparnasse, C-P Productions et VF Films. Un film de Pierre Carles, produit par Véronique Frégosi et Annie Gonzalez.
ierre Carles, réalisateur de Pas vu pas pris, a suivi Pierre Bourdieu pendant 3 ans, du Collège de France à la Maison des sciences de l'homme, d'une manifestation anti-mondialisation avec José Bové à la cité du Val Fourré. Au final, cela donne un film de plus de deux heures, auquel on reste scotché ! Si le film de Pierre Carles nous fait découvrir la pensée de Bourdieu à l'œuvre, elle nous fait aussi découvrir l'homme, qui a parfois le trac, qui n'articule pas toujours très bien, et qui fait preuve d'une grande humanité. Le scientifique n'est pas en reste, qui n'hésite pas à pousser une gueulante lorsque des propos lui semblent à côté de la plaque. Par exemple, les généralités du genre "l'Université produit des chercheurs à la botte du système" l'énervent, la sociologie ayant à cœur d'être précise et de ne pas mettre tout le monde dans le même sac (à commencer par Bourdieu). Ou encore, l'anti-intellectualisme que le sociologue a rencontré au Val-Fourré le met carrément hors de lui (à la façon de Bourdieu, qui n'est pas non plus un agité), l'amenant à traiter de cons ceux qui se complaisent dans la bêtise. La lutte sociale, rappelle-t-il, a souffert de l'ouvriérisme. Cette rencontre au Val-Fourré, sur laquelle se clôt le film, en est aussi le point d'orgue. C'est là qu'éclate tout le sens de la démarche du sociologue, et que la sociologie apparaît pleinement comme un "sport de combat". On sait (et on peut apprendre dans le film) que Bourdieu a thématisé, à côté du capital économique, ce qu'il appelle le capital culturel, le second étant lié au premier. On sait aussi que, statistiquement et pour faire simple, les classes pauvres produisent des pauvres, et les classes riches des riches. Hors, l'entreprise de Bourdieu, à travers sa collection "Raisons d'agir", son travail de chercheur, ses articles et interviews dans la presse, et sa rencontre de jeunes défavorisés de banlieues, consiste à propager le capital culturel. "Penser les forces qui agissent sur nous afin de s'en libérer et de se réapproprier sa propre histoire", pour reprendre ses termes. Tout le problème est alors de savoir comment amener à un certain niveau de capital culturel les classes défavorisées, qui non seulement n'ont pas le capital économique qui leur permettrait de pouvoir se préoccuper de leur intellectualisation, mais qui en plus ont tendance à être fières de leur ignorance, à la revendiquer, et à se payer les intellos, bien au chaud dans leur monde, tandis qu'eux sont dans la merde. Il faut alors batailler, pour la défense des défavorisés eux-mêmes, contre la domination des classes privilégiées. La sociologie est un sport de combat… Mais la partie est loin d'être gagné, la circularité entre capital économique et capital culturel rendant difficile tout changement. L'intellectuel a pour lui un certain niveau de conscience de la réalité, les défavorisés ont pour (ou plutôt contre) eux le fait de vivre la domination. Mais l'un et l'autre ne font pas partie du même monde, même si l'on a pu parler d' "intellos précaires". Car les intellos sont au moins dotés de capital culturel, alors que les défavorisés n'ont aucun capital à faire valoir. Comment peut s'opérer la rencontre ? Y a-t-il une possibilité de solution en dehors de ce que l'on pourrait appeler une conscientisation des défavorisés ? Bourdieu, par sa démarche, semble répondre que non, comme avant lui Marx, qui fut l'auteur d'une œuvre considérable, dont un manifeste destiné au prolétariat. Et c'est bien sur ce problème de la rencontre entre des intellectuels relativement à l'abri et des classes toujours en sursis que se termine, sans apporter de réponse, le film de Pierre Carles.
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