Comme dirait Godard que ton sujet ne rate pas (" il a un certain talent, quand même... C'est un poète "), c'est toujours bien de filmer les gens au travail et je trouve que c'est la grande qualité de La sociologie est un sport de combat de montrer Bourdieu en plein turbin et jamais en représentation, même quand il parle à une radio libre ou participe à un débat chaud.
Après avoir vu ton film, quelle que soit la forme définitive qu'il va prendre, plus personne ne pourra écrire sans se déconsidérer que Bourdieu est un médiatique ou un contre-médiatique. C'est un a-médiatique et je crois qu'il faudra bientôt conceptualiser cette notion.
Je définirai donc, grâce à ton film, l'intellectuel moderne comme un a-médiatique, quelqu'un qui ne fonctionne ni pour ni contre les médias, mais à côté, et qui peut ainsi se permettre d'en parler comme un sujet comme les autres (d'où Sur la télévision).
[...] La possibilité laissée à Bourdieu de parler le temps qu'il faut est une chose que l'on voit rarement dans ce genre de films documentaires. Tu es l'antithèse des films manipulateurs comme celui sur Chomsky ou de ces exercices égotiques comme Veillées d'armes (quoique j'éprouve du plaisir devant les provocations primaires d'Ophüls) [...] Voir cet homme sous toutes ses facettes en train d'expliquer continuellement sa pensée, parfois presque la rabâcher, finit par faire basculer le film vers de la " métaphysique ", terme que le philosophe frustré qu'est Bourdieu, devenu adepte du " sport de combat " qu'est la sociologie, utilise souvent.
Car, en accompagnant Bourdieu dans tous ses déplacements, on se demande s'il n'y a pas en lui un désir de transcendance qui expliquerait pourquoi il fait tout ça. Pourquoi va t-il au Val-Fourré monologuer face à des gens qui " veulent se le payer " ? Pourquoi accepte t-il de parler à Günther Grass ? Pourquoi fait-il des vidéoconférences ? Pourquoi s'adresse t-il aux grévistes du service public ?
J'ai déjà écarté tout à l'heure l'idée du moi médiatique, de l'envie de puissance et de gloire. .. Encore une fois, je pense qu'il fait tout ça parce qu'il doit le faire, parce qu'un intellectuel digne de ce nom doit le faire. Il y a du kantien chez Bourdieu à l'image des hussards noirs de la République, de ces professeurs qui apportaient leur parole là où on ne parlait pas. Et cette parole n'est ni messianique ni mécanique, mais contient la haute idée de transmettre…
Cette transmission orale de Bourdieu est à mon avis fondamentale : elle est là pour contrer la lisibilité difficile de son œuvre scientifique.
Bourdieu est un Janus a deux faces : au Bourdieu penseur, qui se lit avec effort, le crayon a la main, succède un Bourdieu vulgarisateur qui rend limpide ce que le savant honnête qu'il est ne peut pas rendre lisible sous peine de simplifications, d'à-peu-près, bref de malhonnêteté.
Tu auras compris que ton film complète magistralement ma vision que j'avais de Bourdieu. Mon avis est peut-être biseauté par le fait que je lis et apprécie depuis longtemps l'œuvre de Bourdieu.
Pour quelqu'un qui ne connaît l'auteur de La Noblesse d'Etat La Distinction que de nom, je ne puis juger si le portrait que tu traces de lui comprend ou non trop de choses à assimiler, à décrypter. Je pense qu'une personne ne connaissant pas du tout Bourdieu découvrira ce qu'est un intellectuel qui joue encore ce rôle aujourd'hui et aura pour lui beaucoup de respect (enfin, je m'illusionne peut-être...).
Tu as fait finalement une œuvre pro-intellectuels à une époque où règne leur contraire bien caractérisé par les énarques (les vrais ennemis de Bourdieu si j'en crois un énergumène de leur tribu que je fréquente). C'est une vraie provocation pour le moment, avant que ce portrait rigoureux ne devienne un document de base pour la connaissance des " résistants " à la société marchande néo-libérale de cette fin de siècle...
Bien à toi et bon montage final...