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La tutelle de Lire.
Quand la pratique se rit de la théorie.

 
  

Daniel Tremblay
février 2003
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Emmanuel Lemieux vend son livre (qui paraîtra fin février) dans le numéro de février de Lire et Pierre Assouline dans son édito constate : "Au moindre différend littéraire on judiciarise, à la moindre critique des idées, on paranoïse. À la moindre chicane on crie à la censure. À la moindre objection ressentie comme une attaque, on quitte un plateau de télévision en claquant la porte. Oser poser certaines questions est déjà considéré comme une offense. La liste serait longue et fastidieuse à dresser."

Je me porte volontaire pour faire avancer l'investigation. En haut de cette liste je voudrais proposer, afin d'illustrer les propos du grand manitou de Lire, le modèle de "judiciarisation" classique suivant :

"Aussi, ma réponse est claire : nous ne publierons pas ce texte en vertu du droit de réponse. Je transmets le dossier au service juridique du groupe Express auquel votre avocat est prié de s'adresser dorénavant."

Cette proposition de dialogue m'est venue du Litburo de… Pierre Assouline quand il y a deux mois j'ai dû insister auprès de lui pendant plusieurs semaines afin que mon droit de réplique à un article d'Emmanuel Lemieux soit publié. Les lecteurs de Lire seront donc rassurés d'apprendre que Assouline est un grand sorcier qui parle en connaissance de cause !

"Tel quel [mon texte de réponse à Lemieux], nous ne pouvons pas le publier" dit-il, "car, après consultation juridique, il apparaît que vous mettez en cause à trois reprises l'honnêteté professionnelle de notre journaliste, ce qui est, comme je vous l'avais dit, un motif de non-recevabilité. En attendant que vous amendiez ce texte dans ce sens, je vous prie de croire à mes meilleurs sentiments" Comme le dit si joliment Assouline dans l'édito susmentionné : "À la moindre chicane on crie à la censure."

Ou encore : "Oser poser certaines questions est déjà considéré comme une offense." Eh oui ! J'ai osé mettre en doute la rigueur intellectuelle de l'article de Lemieux ; j'ai pris ce journaliste en flagrant délit de paresse intellectuelle et Assouline, en grand défenseur de la liberté d'expression, n'a eu rien de mieux à faire que de monter à la défense de son vaillant guerrier qui s'apprête à publier chez Denoël.

J'imagine que beaucoup auraient enterré la hache de guerre lorsque les méchants Esprits ont menacé d'envoyer aux trousses du petit shérif que je suis la cavalerie juridique du Groupe Express. Mais l'intimidation a été vaine. J'ai simplement demandé à Assouline de m'indiquer les trois passages de mon texte qui mettent en cause l'honnêteté professionnelle de Lemieux. Deux jours plus tard, une squaw faisant figure d'assistante me signalait que mon droit de réponse serait publié. Mais, du début à la fin, tout à été mis en œuvre pour m'intimider, me décourager, ne pas en faciliter la publication.

En lisant le dernier numéro de Lire, j'ai compris la soudaine magnanimité de Faucon-à-plume-dorée. La rédaction a préféré récupérer cette affaire et s'est dit qu'après tout la publication de ce droit de réplique ferait bonne figure dans son prochain numéro. En effet, l'enquête du mois de ce magazine s'intitule : "Règlements de comptes chez les intellectuels". La couverture montre un cow-boy prêt à dégainer comme s'il voulait faire taire son adversaire… définitivement. Ce reportage sur les guéguerres intellectuelles sort donc, par la grâce du prédéterminisme journalistique, en même temps que le livre d'un collaborateur de Lire : Pouvoir intellectuel : les nouveaux réseaux (Denoël). Cette coïncidence est d'autant plus amusante qu'en théorie Lire veut se faire l'écho d'un vrai débat alors qu'en pratique cette enquête cherche avant tout à faire mousser la vente du livre de Lemieux.

Et la farce tourne carrément à la caricature quand Lire a l'indécence d'accorder à Lemieux rien de moins que trois demi-pages pour faire l'auto-promotion de son livre ! Dans cet article, Lemieux se moque (en théorie) d'Emmanuel Pierrat "qui, par exemple, menace de poursuites un livre pas encore écrit [de Pierre Jourde] mais supposé hostile au Monde des Livres et à Josyane Savigneau". Pourtant, Lemieux dans ledit article se livre (en pratique) à un exercise d'auto-encencement pas très subtil alors que son livre n'est pas, lui non plus, encore publié ! Le plus ironique est que Pierre Jourde dans La littérature sans estomac (L'esprit des péninsules, 2002) et Le crétinisme alpin (précédé de Petit déjeuner chez Tyrannie par Eric Naulleau, La fosse aux ours, 2003) dénonce précisément le système de copinages, trafic d'influences et renvois de monte-charge pratiqué par la critique littéraire dominante.

On savait que Le Monde des livres reposait sur un tel système de connivences et complaisances. Mais Lire pousse encore plus loin la manipulation médiatique fustigée par Jourde : ce magazine charge l'auteur lui-même de faire la critique de son livre au beau milieu d'une enquête créant un environnement favorable à sa diffusion. Quelle leçon de déontologie ! Assouline publie la majorité de ses ouvrages (dont une biographie du fondateur de cette maison) chez Gallimard ; il a donc intérêt à ce que le livre de son protégé se vende le mieux possible : Denoël est une filiale du groupe Gallimard ! Il est l'un des principaux tenanciers de l'espace médiatique littéraire et la tirelire de son bienveillant magazine a besoin de la manne publicitaire versée par Gallimard et par d'autres maisons d'édition.

Les suggestions d'Assouline flattent l'audimat intellectuel : arrêtons de crier à la censure, arrêtons de judiciariser et fumons le calumet de paix. Mais en pratique il n'hésite pas à transgresser les principes dont il se fait le défenseur et il a lui-même recours aux procédés qu'il dénonce dans son éditorial tape-à-l'œil. Un comportement désolant de la part du directeur d'un magazine qui a la prétention de s'appeler Lire. Après cela, la nomenklatura littéraire et les médias dominants viendront s'étonner que les débats intellectuels en France ressemblent à une partie de scalps ou à une engueulade de saloon.

Mais il ne faudrait pas oublier le vrai enjeu : la liberté d'opinion, d'expression et de circulation des idées. Pas seulement en théorie, mais en pratique.

 
         
      

   
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