Le magazine de l'Homme Moderne/ Société | ||||
Jeter le
bébé pour garder l’eau du bain ? |
||||
Revue savoir/agir, n°8, juin 2009, Éditions du Croquant, pp. 13-24. Ce texte est publié avec les aimables autorisations de l'auteur et de l'éditeur. F. Pierru est Chargé de recherche CNRS (section 40 : Politique, pourvoir, organisation)
es contorsions idéologiques et rhétoriques des gardiens de la croyance économique[1] confrontés au spectacle pathétique du naufrage de la finance libéralisée puis, dans son sillage, de l’entrée de l’économie mondiale dans la plus grave récession depuis l’après-guerre, voire depuis les années 1930, peuvent prêter à sourire et même à moqueries. Il a fallu aux éditorialistes, journalistes économiques, « experts », bref à tous les agents de l’économie[2], expliquer – et d’abord à leurs propres yeux – l’inexplicable : comment le « marché », dont ils avaient à longueur de pages et d’interviews célébré les vertus supposées, pouvait-il conduire à un tel fiasco ? Quelle revanche, au moins symbolique, pour celles et ceux qui, depuis le milieu des années 1990 au moins, persistent, malgré toutes les accusations d’« archaïsme » et de confusion idéologique, à dénoncer les logiques et effets sociaux pervers de la dérégulation à tout crin des économies nationales ! Toutefois, en rester à un regard mi-amusé, mi-ironique, sinon revanchard, sur les gesticulations désespérées des matelots et des officiers du Titanic néolibéral[3] ferait manquer une question sociologique importante : comment les agents sociaux font-ils pour surmonter le démenti empirique infligé à une croyance à laquelle ils tiennent plus que tout et par rapport à laquelle ils ont organisé leur vie ? La crise financière et économique actuelle offre un magnifique terrain d’investigation pour prolonger les questionnements pionniers d’une petite équipe de psychosociologues américains, emmenée par Léon Festinger dans les années 1950[4]. Ces chercheurs se sont employés à identifier les différentes stratégies par lesquelles des individus tentent de réduire la « dissonance cognitive », psychologiquement très inconfortable, qui apparaît lorsqu’une croyance, dans laquelle ils sont sincèrement engagés, de façon irréversible, est prise à revers, sans ambiguïté, par les faits. C’est ainsi qu’ils prirent comme terrain d’expérimentation une secte millénariste dont les adeptes communiaient autour d’une prophétie extraterrestre annonçant la fin du monde pour le 21 décembre 1953. Bien entendu, le 21 décembre, il ne se passa rien. Comment allaient donc réagir les fidèles à ce cruel désaveu des faits ? Le « bon sens » aurait voulu que des individus rationnels renoncent à cette croyance. Il n’en fut rien. Certains préférèrent tolérer la dissonance cognitive, source de malaise, plutôt que renoncer à leur foi ; d’autres se réfugièrent dans le déni pur et simple en se disant qu’il n’y avait finalement qu’une simple erreur de date (la communication avec les extraterrestres étant de faible qualité…) et attendirent donc le déluge imminent ; d’autres encore s’efforcèrent de rationaliser, avec le soutien des autres adeptes, leur croyance en élaborant une nouvelle version des faits pour surmonter le choc du démenti ; enfin, certains adeptes se lancèrent à corps perdu dans le prosélytisme et la propagande en cherchant à rallier à leur croyance les profanes : en effet, si tout le monde partageait cette croyance, personne n’irait s’interroger sur sa validité ! C’est donc au pire moment, lorsque la prophétie fut invalidée, que la secte décida de s’ouvrir sur l’extérieur et de répondre aux questions des journalistes et des riverains. Accommoder l’échec de la prophétie néolibérale : déni, rationalisation et prosélytisme Alors que les adeptes de la secte millénariste attendaient de pied ferme l’apocalypse, les adeptes de la prophétie néolibérale (se) promettaient, au contraire, l’avènement du paradis économique sur terre : croissance, plein emploi, enrichissement généralisé, réduction des inégalités. Reste que les stratégies cognitives pour arranger une réalité incontestablement dérangeante sont identiques. La mise à l’épreuve empirique du néolibéralisme révèle que celui-ci, loin d’être le constat « objectif » d’une « nécessité incontournable », n’est, en réalité, qu’une croyance à laquelle sont attachés des agents de l’économie qui, par ailleurs, aiment à se présenter et à se représenter comme hautement « rationnels ». Les formes plurielles du déni Ainsi du déni, stratégie mentale bien plus complexe
que l’on ne pourrait penser de prime abord. Le travail récent de Stanley Cohen
a ainsi montré l’ambivalence et la pluralité des formes de déni[5].
Ambivalence tout d’abord, car le déni se situe toujours à la frontière de la
connaissance et de la méconnaissance ; il est « un énoncé sur le monde
ou sur soi (ou sur la connaissance du monde ou de soi) qui n’est ni
littéralement vrai ni un mensonge délibéré pour tromper autrui mais qui ouvre
l’étrange possibilité de savoir et de ne pas savoir en même temps.
L’existence de ce qui est dénié doit être d’une façon ou d’une autre connue, et
les formes d’expression de ce déni doivent être d’une façon ou d’une autre
crédibles. »[6] Entre rationalisation et propagande Voilà pour le déni dont on voit qu’il est constitutif
d’un registre cognitif et rhétorique finalement très riche. Festinger et son
équipe ont mis l’accent sur une autre stratégie visant à réduire la dissonance
cognitive entre la croyance et le désaveu des faits, à savoir la
rationalisation de cette croyance. Les chercheurs américains ont souligné
que cette stratégie ne pouvait être que collective : « Fort
heureusement, l’adepte déçu peut en général se tourner vers ses congénères
frappés par la même dissonance et soucieux comme lui de la réduire : la
nouvelle version des faits va mobiliser les membres du mouvement qui y
trouveront le moyen de surmonter, dans une certaine mesure, le choc du récent
démenti. »[18] La
production collective d’une nouvelle version des faits, à des fins de
réassurance et de restauration de la croyance, est assez proche du travail du
déni interprétatif identifié par S. Cohen : il s’agit bien, dans les deux
cas, de « recadrer »[19] la
situation de telle façon à la rendre compatible avec le maintien du noyau dur
de la croyance. Cependant, nous semble-t-il, dans la rationalisation, le
travail cherche moins à réfuter l’interprétation dominante de la catastrophe,
comme dans le déni interprétatif, qu’à relativiser la portée pratique du
démenti infligé par les faits : « je peux toujours y croire à
condition que… ». Cela suppose de faire quelques concessions sur le fond.
Par exemple, cantonner les causes de la crise au secteur de la finance dérégulée
et passer sous silence le lien entre l’apparition des bulles spéculatives et le
creusement des inégalités salariales et patrimoniales permettent de sauver
l’essentiel : la croyance dans les vertus de la « concurrence libre
et non faussée »[20].
Plus généralement, le thème des « excès » du capitalisme joue ici le
rôle de la vaccine raillée par Roland Barthes dans ses mythologies[21].
L’ « excès », comme le « dysfonctionnement », polarise
l’attention sur la défaillance partielle d’un système global dont la
fonctionnalité n’est pas mise en cause. Il suffirait alors de corriger
techniquement l’élément défaillant et d’en « revenir aux
fondamentaux » pour que le « système » fonctionne à nouveau
parfaitement[22]. Le néolibéralisme comme croyance institutionnalisée Nous avons insisté dans ce texte sur les mécanismes proprement cognitifs de défense des croyances désavouées par les faits. Il est bien entendu impossible d’en rester à ce seul constat. En effet, le credo néolibéral n’existe pas seulement dans les têtes, loin s’en faut. Il existe aussi et surtout sous des formes institutionnalisées, encore plus résistantes au démenti empirique : espaces de négociation politique (OMC, Conseil européen), puissantes bureaucraties nationales et internationales (ministère des Finances, BCE, Commission européenne, etc.), règles sanctuarisées (Pacte de stabilité « et de croissance », principe de « concurrence libre et non faussée »), catégories objectivées (taux de non emploi, taux d’inflation, etc.), instruments d’action publique[28]. Les institutions néolibérales sont le résultat d’un compromis politique passé entre des intérêts sociaux qui composent un bloc social dominant. Que l’idéologie (néolibérale), qui joue le rôle de ciment symbolique dans ce compromis, soit incontestablement mise à l’épreuve ne signifie pas pour autant que les rapports de force sociopolitiques soient, pour l’instant du moins, déstabilisés[29]. Tout au plus peut-on dire, à la suite de Gramsci, que la crise est un terrain propice à l’élaboration et à la diffusion de façons de penser, poser et résoudre les problèmes. Mais la morale et les idées n’ont pas le pouvoir, par leur force propre, de changer le monde. Si l’on fait un détour par l’histoire, on s’aperçoit qu’il n’y a que dans les manuels scolaires que l’on présente l’ascension et la consécration du keynésianisme dans les années 1930-1940 comme le récit héroïque de la victoire irrésistible des idées vraies contre les idées fausses du libéralisme. Or, la politique n’est pas la science : en réalité, le combat fut bien plus rude et l’issue très variable selon les pays. Les idées nouvelles, pour s’imposer, doivent en effet être viables sur trois plans. Sur un plan économique tout d’abord : elles doivent être capables d’expliquer de manière satisfaisante l’accumulation des anomalies dans le paradigme de politique économique du moment et proposer une alternative crédible ; sur un plan politique ensuite : elles doivent permettre de former une nouvelle coalition d’intérêts sociaux, assez puissante pour subvertir les rapports de force dominant ; sur un plan administratif enfin : elles doivent frayer leur voie et trouver des points d’ancrage au sein des luttes internes à l’appareil d’État[30]. Si les anomalies du paradigme néolibéral sont assez bien identifiées, l’alternative crédible demeure assez floue. Surtout, la viabilité administrative et politique de l’hétérodoxie demeure très hypothétique. Au contraire, on sait la portée potentiellement réactionnaire des crises économiques : en l’occurrence, la danse de la pluie opérée par les membres du gouvernement autour des totems du retour de la croissance économique (telle que mesurée par le PIB) et du taux de chômage pourrait reléguer dans les coulisses du débat public les problématiques émergentes du pouvoir d’achat, de la qualité de l’emploi ou encore du développement durable. Bref, se réjouir des difficultés éprouvées par ses adversaires est une chose ; se mobiliser efficacement pour rendre vraies les idées que l’on défend en est une autre. En l’espèce, tout reste à faire même si, il est vrai, l’horizon du pensable et du possible s’est quelque peu dégagé. ------------------------------------------------ [2] Christian de Montlibert, Les agents de l’économie, Paris, Raisons d’Agir, 2007. [3] Frédéric Lordon, « Les disqualifiés », Le Monde diplomatique, novembre 2008. [4] Léon Festinger et al., L’échec d’une prophétie, Paris, PUF, 1993 (1956). [5] Stanley Cohen, States of Denial, Cambridge, Polity Press, 2001. C’est nous qui traduisons et soulignons. On lira aussi, sur ces mécanismes de déni dans le monde du travail, Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 1998. [6] Stanley Cohen, States of Denial, op. cit., p. 24. [7] Autre exemple, plus concret et autrement dramatique que les élucubrations d’un éditorialiste : dans l’émission Complément d’enquête diffusée sur France 2 le 4 mai 2009, le directeur de l’usine Continental de Clairoix imputait, devant les journalistes incrédules, la responsabilité de la fermeture du site à des « opérateurs insuffisamment motivés », lesquels avaient pourtant accepté le passage au 40 heures sans compensation salariale. La direction, elle, ne semblait avoir guère de choses à se reprocher… [8] Éric Dupin, « Pour les vrais libéraux, la meilleure défense c’est l’attaque », Le Monde Diplomatique, février 2009. [9] Denis Chemillier-Gendreau, Elyès Jouini, « Haro sur la finance ! », Le Monde, 5 novembre 2008. [10] Très récemment, les puissants intérêts de Wall Street ont réussi, grâce à leurs nombreux relais politiques au Congrès américain, à torpiller un projet de loi qui aurait autorisé les juges à revoir les conditions d’un emprunt logement en cas de faillite personnelle, faisant dire à l’un de ses soutiens parlementaires dépités : « Au Congrès, Wall Street est maître chez lui ». [11] C’est ainsi que l’équipe d’Obama s’est efforcée, lors du dernier G20, de sortir de la liste des paradis fiscaux les îles Caïman où les entreprises qui avaient financé sa campagne électorale ont de nombreux avoirs. [12] James K. Galbraith, The Predator State, New-York, Free Press, 2008, p. 131 et s. [13] Frédéric Lordon, La politique du capital, Paris, Odile Jacob, 2002. [14] Condamné à dix ans de prison pour délit d’initié et fraudes, il n’en fit que deux, avant de faire son miel en vendant son histoire tout en se rachetant une conscience à coups d’actions philanthropiques. Ainsi vont les barons voleurs contemporains… [15] Robert Laffon, 2009. [16] Le Nouvel Observateur, 22 janvier 2009. [17] Ripostes, France 5, 3 mai 2009. [18] Léon Festinger et al., L’échec d’une prophétie, op. cit., p. 26. [19] Erwing Goffman, Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1981. [20] Isaac Joshua, La grande crise du xxie siècle, Paris, La Découverte, 2009, chapitre 3. [21] Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, coll. « Points Essai », 1970. [22] François Brune, De l’idéologie aujourd’hui, Paris, L’Aventurine/Parangon, 2003, p. 170. [23] John K. Galbraith, La crise économique de 1929, Paris, Payot, 2008 (1954), p. 223 et s. [24] Frédéric Lordon, Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises économiques, Paris, raisons d’Agir, 2008. [25] Alain Minc, France 2, 4 mai 2009. Au passage, on remarquera le formidable retournement qui consiste à pathologiser la société (i.e. les salariés) et, dans le même geste, à guérir, par la magie des mots, le capitalisme financier… Le thaumaturge médiatique venait, dans ses propos précédents, de dénoncer les 90% de Français, salariés du secteur public et retraités, à l’abri de la crise – cette année 2008-2009 est même, paraît-il, une de leurs meilleures années (sic) ! – qui réclament une relance macroéconomique et de s’apitoyer sur les 10% qui, eux, souffrent vraiment et sur lesquels il faut « mettre le paquet »… [26] Frédéric Lordon, La politique du capital, op. cit. [27] Les amis d’Alain Minc, comme tous les gourous, se sont sauvés… mais avec la caisse ! C’est quand même beaucoup plus sûr que les promesses d’un Au-delà très hypothétique. [28] Voir l’entretien avec Jacques Sapir dans Savoir/Agir n° 4. [29] Bruno Amable, Stefano Palombarini, L’économie politique n’est pas une science morale, Paris, Raisons d’Agir, 2005.[30] Peter A. Hall, « The Politics of
Keynesian Ideas », dans Peter A. Hall (éd.), The Political Power of Economic Ideas,
Princeton University Press, 1989. |
||||