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epuis quelques temps le sociologue Pierre Bourdieu fait la
"une" des médias. Après s'être longtemps consacré à la "science
pure", il a décidé de descendre dans l'arène politique.
Ainsi l'a-t-on vu en janvier 1998, mégaphone aux lèvres, dans une espèce d'imitation de
Jean Paul Sartre, saluer le mouvment des chômeurs comme un "miracle
social".
Qu'un professeur
du Collège de France aussi renommé se soit décidé, contrairement à son habitude, à
se mêler de politique, mérite attention ; d'autant plus qu'à la différence de
Touraine, qui a approuvé la réforme Juppé sur la Sécurité sociale, Bourdieu s'était
prononcé nettement contre et entend dit-il combattre les effets de la mondialisation ou
de ce qu'il appelle "l'invasion néo-libérale". Le succès de ses prises
de position auprès de militants, et surtout d'étudiants, se mesure au fort tirage de ses
petits livres de la collection Liber. Voyons donc quelles sont ses orientations
politiques.
Bourdieu
défenseur du service public et des acquis sociaux?
Au cours du mouvement social de
novembre-décembre 1995 contre le plan Juppé, Bourdieu s'était rendu à la gare de Lyon
pour apporter son soutien aux cheminots en grève, et la presse avait réservé un large
écho à cet événement :
"Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois
semaines, contre la destruction d'une civilisation associée à l'existence du service
public, celle de l'égalité républicaine des droits, droit à l'éducation, à la
santé, à la culture, à la recherche, à l'art, et, par-dessus tout, au travail."
Quel travailleur, quel militant syndical, confronté chaque jour à la destruction de ces
acquis, n'approuverait une telle déclaration? Mais qui est responsable de cette
déréglementation ? Le gouvernement ? Ceux qui l'ont précédé ? Les partis politiques
qui le soutiennent?
Pas exactement, semble t-il. Bourdieu accuse en fait la technocratie, cette noblesse
d'Etat "qui puise la conviction de sa légitimité dans le titre scolaire et dans
l'autorité de la science, économique notamment
"(Contre-feux, 1998
p. 30).
N'y a-t-il pas une contradiction entre le soutien apporté par Bourdieu, en 1995, à "l'égalité
républicaine des droits, droit à l'éducation"..., et sa dénonciation en 1998
du "titre scolaire"?
Dénoncer le "titre scolaire", le diplôme, ne rappelle-t-il pas étrangement la
propagande de la réaction, sous la IIIème République, désignant
l'instituteur comme responsable de tous les maux?
Pour
Bourdieu, "l'Etat est une réalité ambigüe"
Plus loin, Bourdieu écrit: "Ce qui
est en jeu aujourd'hui, c 'est la reconquête de la démocratie contre la technocratie :
il faut en finir avec la tyrannie des "experts" style Banque mondiale ou FMI qui
imposent sans discussion les verdicts du nouveau Leviathan, les "marchés
financiers", -et qui n'entendent pas négocier, mais "expliquer"
(Contre-feux, p. 13).
Mais la Banque mondiale et le FMI n'ont-ils pas, depuis des années, leurs serviteurs au
niveau même du gouvernement, qui fixe les tâches des "technocrates" au service
de la "privatisation de l'économie", tâches qui consistent entre autres à
détruire les "titres scolaires" ouvrant l'accès à la qualification reconnue
par les statuts et conventions collectives?
En 1991, dans un entretien au Monde, Bourdieu avait donné son opinion sur
les dirigeants socialistes :
"Que les socialistes n 'aient pas été aussi socialistes qu'ils le prétendaient,
cela n'offusquerait personne : les temps sont durs et la marge de manoeuvre n est pas
grande."
Voilà donc les gouvernements Mitterrand disculpés au nom des contraintes économiques
qu'ils évoquaient eux-mêmes, c'est-à-dire au nom des intérêts capitalistes. Mais,
pour Bourdieu, "l'Etat est une réalité ambigüe. On ne peut pas se contenter
de dire que c'est un instrument au service des dominants" (conférence à
Athènes, en octobre 1996, Contre-feux, p. 39). L'Etat, dit-il, a une main droite
et une main gauche.
Cela explique sans doute la suite de son intervention à la gare de Lyon. Curieusement, il
ne dit rien des revendications des cheminots, mais au contraire il évoque une nouvelle "définition
éclairée et raisonnable de l'avenir des services publics, santé, éducation,
transports, etc.."
Le maintien
du statut des cheminots: "pas raisonnable"?
Est-ce à dire que la revendication du
maintien du statut des cheminots n'était pas raisonnable? La destruction du statut des
cheminots n'est-elle pas la condition nécessaire de la privatisation du service public?
Bourdieu préfère insister sur la "réinvention des services publics". N'est-ce
pas précisément la tâche à laquelle se sont attelés les gouvernements de droite et
"de gauche", mettant en oeuvre les directives de l'Union européenne, du FMI et
de la banque mondiale? Bourdieu est devenu un expert (mais il n'est pas le seul) dans
l'art du flou. Il écrit :
"On peut récuser le technocratisme autoritaire sans tomber dans un populisme
auquel les mouvements sociaux du passé ont trop souvent sacrifié, et qui fait le jeu,
une fois de plus, des technocrates" (Contre-feux, p. 33).
"Populistes", les mouvements sociaux du passé qui ont arraché les conquêtes
et garanties sociales ? "Populiste", la grève générale de juin 1936 ?
"Populistes", les mouvements sociaux des années qui ont suivi la Deuxième
Guerre mondiale, qui ont arraché cet essor de la santé publique que les gouvernements de
droite et "de gauche" veulent anéantir ?
Ce flou artistique permet à Bourdieu de pourfendre une "technocratie"
indéterminée, asexuée, dont on ne comprend pas bien quels intérêts elle sert.
Il faudrait donc, selon Bourdieu, réformer les services publics. Mais en 1995, les
cherninots voulaient le statu quo, c'est-à-dire le maintien de leur statut.
Bourdieu propose d'affronter la technocratie "sur son terrain privilégié, celui
de la science", et il appelle à la mobilisation des intellectuels.
Radicalisme
verbal
Or que dit cette science sociologique qui
est la sienne sur le problème des droits acquis en matière de statuts et de conventions
collectives ? Bourdieu sait pertinemment que ces garanties collectives ont un de leurs
fondements essentiels dans l'instruction et les diplômes.
Mais dans tous ses ouvrages, de La Reproduction (1970) aux Méditations
pascaliennes (1997), il n'a cessé de caractériser l'école comme une machine
à reproduire les privilèges, en particulier de cette fameuse "noblesse
d'Etat":
"Le système d'enseignement ne réussit à s'acquitter aussi parfaitement de sa
fonction idéologique de légitimation de l'ordre établi que parce que ce chef d'oeuvre
de mécanique sociale réussit à cacher, comme par un emboîtement de boîtes à double
fond, les relations qui, dans une société divisée en classes, unissent la fonction
d'intégration intellectuelle et morale à la fonction de conservation de la structure des
rapports de classes caractéristique de cette société" (La Reproduction, p.
238).
Ainsi, Bourdieu admet que la société est divisée en classes. Mais pas un mot sur
le système pourrissant de la propriété privée des moyens de production, sur lequel
sont fondés les rapports sociaux de production, rapports entre capitalistes et exploités
qui vendent leur force de travail aux capitalistes exploiteurs.
Omission constante, qui lui permet de manier le radicalisme verbal sams toucher au fond du
problème : à savoir que le système pourrissant de la propriété privée des moyens de
production est à la racine de la destruction de la civilisation industrielle, de la
destruction du service public, de l'égalité républicaine des droits, droit à
l'instruction, à la santé, à la culture, de la destruction des forces productives et de
celle qui les met en mouvement, la force de travail.
Omission des rapports réels de la société, qui permet à Bourdieu de ne pas mentionner
la destruction des droits et acquis arrachés par la lutte de la classe ouvrière, de ne
pas mentionner la destruction des statuts et conventions collectives, etc
Ce qui l'amène à transférer sur le "système d'enseignement" la
responsabilité des conséquences de la survie du systeme pourrissant de la propriété
privée.
Sous la
paille des mots le grain des choses
On connaît ce discours, que plusieurs
courants, dont les althussériens, ont largement développé en 1968 et après,
dénonçant l'école et le savoir comme sources d'aliénation, discours qui a eu la
fonction politique de protection de l'Etat et des appareils bureaucratiques, disculpés
ainsi de leurs responsabilités dans l'échec de la grève générale. La fonction de
l'école serait de contribuer au maintien de l'ordre établi.
On aurait donc pu s'attendre à ce que Bourdieu propose d'abolir les contre-réformes qui,
depuis le début des années 1960, commençaient à remettre en cause le droit à
l'instruction publique. Mais pour lui, l'obstacle n'est pas là. Ce sont les titres
scolaires eux-mêmes qu'il met en cause constamment, comme base de privilèges :
"Le diplôme tend à empêcher que la mise en relation de la relation patente
entre le diplôme et le statut professionnel avec la relation plus incertaine entre la
capacité et le statut fasse surgir la question de la relation entre la capacité et le
diplôme, et conduise ainsi à une mise en question de la fiabilité du diplôme, c'est-à
dire de tout ce que légitime la reconnaissance de la légitimité des diplômes"
- (La Reproduction, p. 203).
Une
dénonciation du système scolaire
Suit une dénonciation du système scolaire
français, qui, "entre tous les systèmes d'enseignement européens, confère à
l'examen le poids le plus grand" et qui ne produit qu'un effet de certifîcation "rendu
possible par la longueur ostentatoire et parfois hyperbolique de l'apprentissage"
(idem, p. 251).
Traduit en langage naturel, cette citation signifie le fait que les statuts professionnels
soient fondés sur des diplômes socialement reconnus empêche l'individualisation des
compétences.
N'est-ce pas ce que réclame le patronat depuis longtemps?
Exagération ! diront sans doute certains, prétextant que ces textes ne sont
caractéristiques que d'une période de la pensée de Bourdieu. Si c'était le cas,
comment alors expliquer que, neuf ans plus tard, il enfonce le clou sur cette question
:
"Les principes les plus visibles des différences officielles (c'est à dire
officiellement enregistrées dans des statuts et des salaires) qui s'observent au sein de
la classe ouvrière sont l'ancienneté et l'instruction (technique ou générale), dont on
peut se demander si elles sont valorisées, surtout chez les contremaîtres, au titre de
garanties de compétence ou comme attestations de "moralité", c'est à dire de
conformité, voire de docilité" (La Distinction, p.452).
Les apôtres
de l'ignorance
Tout ce discours est conforme aux objectifs
de nos apôtres de l'ignorance et de la destruction de tout le système d'enseignement,
partisans de la "formation continue" tout au long de la vie, qui n'est pas autre
chose que la légitimation de la précarité généralisée, conforme aux objectifs
d'Allègre d'allègement des programmes, au projet Attali de diplômes à validité
temporaire. Mais Bourdieu s'est bien gardé de mettre en cause les "titres
scolaires" devant les cheminots de la gare de lyon.
Monsieur l'idéologue s'efforce de cacher soigneusement la réalité : il s'en prend aux
"contremaîtres".
Mais que pense Bourdieu du fait que, par exemple, pour la majorité des personnels de la
Sécurité Sociale, les "gros" salaires de 8 000 F par mois verront la
suppression de la prime d'ancienneté de 2 % par an inscrite dans leur convention
collective nationale ? On ne le saura pas. Monsieur l'idéologue peut vaquer
tranquillement à ses méditations. Peu lui importe que Mme le Ministre Aubry entende
"geler l'ancienneté pendant cinq ans" pour les employés de la Sécurité
Sociale, soit remettre en cause une augmentation de 2 % par an. Pour un salaire actuel de
8 000 F par mois, cela représente une perte de 6 678 f en moyenne annuelle sur dix ans,
soit presque un mois de salaire ! (Voir Informations Ouvrières, n° 363, 9
décembre 1998).
Dans les ouvrages ultérieurs, Raisons pratiques (1994) ou Méditations
pascaliennes (1997), il poursuit la même argumentation, présentant l'école comme un
système dispensateur de privilèges, producteur chez les dominés de soumission à
l'ordre établi, mécanisme que, selon lui, le marxisme s'est interdit de comprendre.
Très certainement, le marxisme est une méthode visant à aider les opprimés dans leur
lutte libératrice, et certainement pas à uvrer au maintien de la domination de
classe de la bourgeoisie. Le marxisme ne vise pas à faire reconnaître par la classe
ouvrière la légitimité de cette domination.
Un destin
européen ?
Pourfendeur du marxisme, Bourdieu propose
un nouvel "internationalisme", qui vise en fait à intégrer les syndicats et
ressemble fort à la "mondialisation" imposée par le FMI, la Banque mondiale et
l'Union européenne. Lors d'un forum du DGB de Hesse, en 1997, il a appelé à ce nouvel
internationalisme, "tâche qui incombe au premier chef aux organisations
syndicales. Mais l'internationalisme, outre qu'il a été discredité, dans sa forme
traditionnelle, par la subordination a l'impérialisme soviétique, se heurte à de grands
obstacles du fait que les structures syndicales sont nationales (liées à l'Etat et pour
une part produites par lui) et séparées par des traditions historiques
différentes..."
Bourdieu regrette que "l'Europe sociale" se réduise à quelques grands
principes annexés au traité de Maastricht et souhaite le développement de la
Confédération européenne des syndicats : "Les instances internationales, comme
la Confédération européenne des syndicats, sont faibles (par exemple, elles tiennent en
dehors un certain nombre de syndicats, comme la CGT) en face d'un patronat
organisé..." (Contre-feux, p. 71).
Ainsi, celui qui veut être le nouveau porte-parole des "nouveaux mouvements
sociaux" est partisan du traité d'Amsterdam et de son bras armé qu'est la CES, dont
les objectifs avoués sont la liquidation de l'ensemble des acquis ouvriers.
Bourdieu, qui a appelé, après les élections régionales, la "gauche" à être
vraiment de gauche, a choisi sa place, à gauche de la "gauche" et dans le cadre
du traité de Maastricht :
"Il est temps que le quatuor Jospin, Chevènement, Hue, Voynet se rappelle que les
majorités de gauche ont conduit au désastre chaque fois qu'elles ont voulu appliquer les
politiques de leurs adversaires et pris leurs électeurs pour des idiots amnésiques"
(Le Monde, 8 avril 1998).
Défense de
Maastricht, des directives de Bruxelles : rien de bien nouveau sous le soleil
Certes, mais Jospin, Chevènement, Hue et
Voynet ne le savent-ils pas ? En réalité, Bourdieu se situe dans la logique de
"l'Europe sociale", celle du traité d'Amsterdam, destructeur des acquis
sociaux, qui est précisément la logique de la droite et de la "gauche"
institutionnelle:
"Et si l'on peut donc conserver quelque espérance raisonnable, c'est qu'il existe
encore, dans les institutions étatiques et aussi dans les dispositions des agents
(notamment les plus attachés à ces institutions, comme la petite noblesse d'Etat), de
telles forces qui, sous apparence de défendre simplement, comme on le leur reprochera
aussitôt, un ordre disparu et les "privilèges" correspondants, doivent en
fait, pour résister a l'épreuve, travailler à inventer et à construire un ordre social
qui n 'aurait pas pour seule loi la recherche de l'intérêt égoïste et la passion
individuelle du profit, et qui ferait place à des collectifs orientés vers la poursuite
rationnelle de fins collectivement élaborées et approuvées.
Parmi ces collectifs, associations, syndicats, partis, comment ne pas faire une place
spéciale à l'Etat, Etat national ou, mieux encore, supranational, c'est~dire européen
(étape vers un Etat mondial) capable de contrôler et d'imposer efficacement les profits
réalisés sur les marchés financiers et, surtout, de contrecarrer I'action destructrice
que ces derniers exercent sur le marché du travail, et organisant, avec l'aide des
syndicats, l'élaboration et la défense de l'intérêt public
" (Le Monde
diplomatique, mars 1998).
Tout y est : soumission à Maastricht, soumission aux directives européennes de
Bruxelles, soumission à la Confédération européenne des syndicats...
L'éminent professeur, qui se veut penseur, protecteur et imposant vis-à-vis de la "petite
noblesse d'Etat", n'est plus que le servile et zélé agent du système
pourrissant de la propriété privée ! Rien de bien nouveau sous le soleil.
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