Maison Écrivez-nous !   Société Textes Images Musiques

  Pierre Bourdieu

 
   

sociologue énervant

 
   

Des textes sur et autour

 
    L'affreux Laurent Joffrin.
Directeur de la rédaction de «Libération».
(Ex-, aujourd'hui).
 
     

pointr.gif (57 octets) LJ : Presse : à ceux qui se trompent de procèsLibération, le 12/5/98.

pointr.gif (57 octets) Opinions sur «ceux qui font l'opinion», par EDGAR ROSKIS, RÉMI NÉRI, MICHEL DUCROT, Libération, Le Lundi 6 juillet 1998.

pointr.gif (57 octets) LJ  : De fausses bases pour un débat urgentLibération, Le lundi 6 juillet 1998.

 
     

Presse : à ceux qui se trompent de procès. Libération, le 12/5/98.

une presse manipulée par les forces de l'argent, des journalistes voués à la pensée unique, fossoyeurs de démocratie... Face à cette thèse lancinante , il nous faut aller au fond du débat. Non pour défendre les médias, mais pour poser les critiques sur des bases rationnelles.

pointg.gif (57 octets) Le marché de la paranoïa se porte au mieux. Avec une énergie lancinante, la rumeur du temps martèle une idée qui prend la force de l'évidence à mesure qu'elle est répétée: manipulés par les forces de l'Argent, les médias, inconsciemment ou non, manipulent à leur tour l'opinion et vident la démocratie de son contenu. Cette idée fournit des scénarios à Hollywood (1), revient en permanence dans les Guignols de l'info, s'installe comme une antienne dans le discours des «antisystème» de tous horizons, fait la trame du film reportage de Denis Robert (2) et devient, avec le temps, une des catégories mentales élémentaires pour quiconque parle de la presse ou de l'audiovisuel.
Cette vieille thèse (elle date grosso modo des débuts du marxisme, dans les années 1840) est réactualisée par un certain nombre de sociologues et d'intellectuels. On se réfère ici, entre autres, aux petits livres des éditions Liber/Raisons d'agir (3), dont un nouveau tome vient de sortir sur les intellectuels pendant le mouvement de décembre 1995. Ces livres sont en effet consacrés pour une bonne part à la dénonciation des maléfices médiatiques, notamment le texte de Serge Halimi, les Nouveaux Chiens de garde, qui dénonce de manière virulente et sommaire le rôle du journalisme dans la société, à travers l'exemple d'un certain nombre de célébrités du journalisme voués, dit-il, à la «pensée unique» et se faisant, par ce biais, les agents subjectifs ou objectifs du grand capital. Bien «packagés», dotés d'un prix très abordable, en prise avec l'air du temps, ces ouvrages, qui sont aux traités de sociologie ce que les clips sont aux longs métrages, retournent avec succès les méthodes éprouvées du marketing contre le marketing lui-même et rencontrent, par là, un grand succès. Les journalistes les accueillent avec gêne parce qu'il s'y font étriller à qui mieux mieux, ne sachant guère comment répliquer de peur de paraître défendre gauchement leur corporation déjà mal en point. Ils ont tort: à force de simplifications, d'erreurs, d'ignorances, de raccourcis polémiques, d'exagérations dogmatiques — et même s'ils dénoncent en même temps des défaillances bien réelles — ces livres diffusent, en écho du martèlement hollywoodien, une vision sinistre et désespérée du monde démocratique qui finit par être dangereuse à force de caricature. Il faut donc aller au fond du débat, en ne s'arrêtant pas sur les aspects polémiques et personnels contenus dans ces pamphlets rapides (4). Non pas pour défendre les médias, qui méritent une partie des reproches qui leur sont adressés, - et qui sont effectivement en butte aux forces d'argent - mais pour fonder leur critique sur des bases rationnelles.
Evidemment, dans nos économies ouvertes, les succès ne naissent pas par hasard. Si les livres de la maison Liber/Raisons d'agir se vendent (sans publicité ni promotion visible), c'est parce qu'ils ont touché un point sensible et rencontré un sentiment largement partagé. Si la presse et la télévision sont en pénitence dans les esprits, c'est aussi parce qu'elles ont péché. Depuis Timisoara, dans plusieurs occasions spectaculaires (comme la guerre du Golfe, le vote du traité de Maastricht ou la grève de décembre 1995) un certain nombre de médias importants (mais pas tous, loin de là) n'ont pas été à la hauteur de leurs propres principes. Par conformisme, par proximité excessive avec leurs sources, par osmose avec une économie de marché dont les idées, les tentations et les pressions sont croissantes, un certain nombre d'organes de presse ou de télévision ont véhiculé des thèses sommaires et orientées, négligeant d'accorder une place suffisante aux idées contraires, manquant de la pugnacité nécessaire pour déjouer le piège des conformismes et les stratégies de communication des pouvoirs. Dans ces dérives, dans le développement de «l'information-spectacle», les structures économiques et la «loi de l'Audimat» jouent évidemment leur rôle. L'ennui, c'est qu'à partir de ces dérapages, d'ailleurs maintes fois dénoncés dans la presse et à la télévision, on saute sans transition à une représentation sommaire, mécanique, univoque, et finalement fausse, du monde des médias. Leur raisonnement pèche par trois défauts principaux: 

pointg.gif (57 octets) La généralisation militante

Contrairement à ce qu'on entend tout le temps, contrairement à ce qu'écrit en permanence Halimi («le journaliste», «le contre-pouvoir», «l'information», etc.) il n'existe pas d'entité unique appelée «les médias». Les journaux et les télévisions sont beaucoup plus variés qu'on le dit. Bien sûr, en sélectionnant soigneusement les citations d'un certain nombre de «grands éditorialistes», on arrive à des effets de rapprochement comiques. Bien choisis, les jugements péremptoires de certaines excellences de la presse — y compris l'auteur de ces lignes — les font apparaître comme des propagateurs d'une «pensée unique» libéraloïde. C'est un procédé à la fois drôle et strictement polémique, à la limite de l'honnêteté. Aucune étude systématique dans cette charge unilatérale, aucune statistique, aucune équité. Un simple préjugé érigé en vérité à partir de citations orientées. C'est une des ruses de cette petite collection antimédias: elle se prévaut du sérieux universitaire de l'école de sociologie à laquelle elle se rattache, celle de Pierre Bourdieu, (qui n'est qu'une école parmi d'autres, même si elle se pousse volontiers du col), ce qui lui permet de s'affranchir de toute rigueur dans l'enquête et de toute nuance dans le propos. C'est un nouveau produit éditorial: le libelle jetable cautionné par le Collège de France.
Il est exact, par exemple, que beaucoup d'éditorialistes économiques (mais pas tous) sont de conviction libérale, notamment dans l'audiovisuel. Cette situation atrophie le pluralisme nécessaire et accrédite l'idée d'une «pensée unique» en cette matière. Mais a réalité journalistique ne peut pas se ramener aux seuls éditoriaux. Il faut aussi s'intéresser aux rubriques économiques elles-mêmes, qui ont leur existence à côté des éditoriaux (les éditorialistes le regrettent parfois, mais le lecteur veut en général s'informer autant que lire les commentaires, auxquels il accorde un crédit relatif). Or, dans ces rubriques, le capitalisme est décrit sans fard par des journalistes en général compétents et critiques. On y trouve les réussites de l'économie de marché, mais aussi ses échecs, ses turpitudes, ses brutalités sociales et ses manœuvres cyniques ou délictueuses. L'idée selon laquelle le Capital «tient» les pages économiques des journaux par influence directe, par intimidation ou par sa domination du «champ journalistique», selon le vocabulaire en vigueur, est fausse. Tout dépend du journal ou de la chaîne de télévision, de ses traditions et de ses orientations propres. Halimi se garde bien, d'ailleurs, d'esquisser la moindre démonstration sur ce point, pourtant décisif. La télévision, objet de tous les ressentiments, «couvre» très largement les conflits sociaux comme ceux de Vilvorde ou de Moulinex. Il est injuste et malhonnête de dire que cette «couverture» avantage systématiquement le point de vue du capital par rapport à celui des travailleurs. Lisant les journaux, regardant la télévision, le lecteur a tous les moyens de se faire une idée. Réduire «les médias» à quinze commentateurs, c'est prendre la partie pour le tout, c'est travestir sciemment le réel. 

pointg.gif (57 octets) Le simplisme économiste

La base de l'argumentation, c'est la prédominance supposée de l'infrastructure économique: les journaux et les télés sont la propriété de grands groupes. Donc ces journaux et ces télés se font nécessairement les propagateurs des thèses de leurs propriétaires, les défenseurs de leurs intérêts. La chose est-elle systématique? L'autonomie des équipes rédactionnelles est-elle forcément nulle? On tient la question pour résolue d'avance. Les journalistes se développent dans un «champ», selon le jargon des élèves de Bourdieu, et, un peu comme les pommes de terre, ils sont les produits passifs et inconscients de ce «champ». Or cette idée est mécanique. Elle donne de la réalité une vision simpliste, platement déterministe, elle pèche par «économisme», selon une déviation bien connue de la pensée socialiste.
Prenons l'exemple de Libération, devenu la propriété majoritaire du groupe Pathé (démembrement de Chargeurs). Dans la vulgate halimienne, Libération se retrouve nécessairement, dès lors, l'interprète, le héraut, des intérêts du groupe Pathé ou, du moins, le propagateur d'idées, de thèses, d'attitudes, qui correspondent peu ou prou à la mentalité sous-jacente des propriétaires du groupe en question. L'ennui, c'est que cette supposition, parfaitement diffamatoire pour une équipe tout entière, ne correspond en rien à la réalité. En fait, au moment du rachat, un contrat public a été passé avec le groupe, qui stipule que la ligne rédactionnelle est entièrement définie par la rédaction du journal, représentée par ses dirigeants (et parmi eux le directeur de la rédaction, élu par les journalistes). En d'autres termes, Libération passé dans l'orbite d'un groupe de communication, conserve l'entièreté de son autonomie intellectuelle et politique. Pathé s'interdit d'influer sur la ligne politique et culturelle du journal. Libération doit seulement préserver les intérêts financiers de son actionnaire, c'est-à-dire, comme toute entreprise privée, faire des bénéfices (ce que Libération a fait en 1997). Pour le reste, nous pouvons mettre au défi quiconque de démontrer que le contenu rédactionnel de Libération sert un tant soit peu les intérêts généraux ou particuliers du groupe Pathé. On pourra, pour l'anecdote, se reporter aux critiques faites, dans Libération, des films produits par Pathé...
En fait, mais ce fait dépasse l'entendement des analystes à œillères, les actionnaires n'ont pas toujours intérêt à influer sur le contenu culturel ou politique de leurs journaux. Il leur faut d'abord affronter leur rédaction. Ensuite, les journaux en question y risquent leur crédit auprès des lecteurs, et donc une partie de leurs recettes. L'intérêt du système, dans les médias de qualité, n'est pas forcément de mentir ou de faire de la propagande. Truth business, disent les Américains. La presse doit vendre de la vérité, que cette vérité soit ou non favorable au capitalisme ou à un autre système. C'est pour cela qu'on l'achète, pas seulement pour se distraire. Comme tout commerce, elle risque de disparaître si elle se met à vendre de la marchandise avariée.
Telle est la réalité, bien éloignée du Meccano de Liber. Les hommes, en effet, ne sont pas le simple produit des structures économiques et sociales. Celles-ci jouent un rôle, bien sûr, souvent néfaste. Mais d'autres influences — politiques, culturelles, morales, religieuses ou encore claniques — viennent compliquer le modèle d'interprétation de la société. Ces influences ne se ramènent pas toutes à un «habitus» qui concentrerait le jeu des déterminismes sociaux et économiques. Il arrive aussi, plus souvent qu'on ne croit, que les individus fassent jouer leur raison, exercent un libre choix, collectif ou individuel, qui n'est pas le résultat d'un «champ», mais l'expression de leur volonté. Le structuralo-marxisme dont use Liber a été critiqué et sur beaucoup de points réfuté depuis quelques lustres, notamment à gauche. Par son simplisme, son sectarisme, il n'est qu'une scolastique dont on pensait avoir été affranchi il y a longtemps. Signe des temps: de même que la crise politique replace soudain au premier plan l'archéo-gauchisme d'une Arlette Laguiller, la crise culturelle et intellectuelle remet à l'honneur le clan structuralo-marxiste de papa. Ainsi va la vie dans ce vieux pays... 

pointg.gif (57 octets) Le mépris des règles professionnelles

La principale conséquence de cette négation du «sujet» journalistique, de cette suppression conceptuelle de la liberté collective d'une profession, ramenée à une collection de marionnettes (5), c'est le ricanement devant les règles qui régissent en principe le métier de journaliste. Pour Halimi, les principes déontologiques qui gouvernent cet artisanat qu'est le métier d'informer ne sont qu'illusion et duperie. Prisonniers de leur «champ», les journalistes ont depuis longtemps perdu toute liberté. Autrement dit, selon l'ancienne distinction, ils exercent une liberté «formelle», opposée à la liberté «réelle» qui découlerait de l'abolition des sujétions économiques. L'assertion est particulièrement fausse et dangereuse. Certes, un rappel vigoureux des règles en vigueur s'impose dans beaucoup d'organes de presse, notamment à la télévision. La profession doit effectivement faire le ménage, dénoncer les impostures, sanctionner les dérapages. Mais pour Halimi, un tel programme est purement illusoire: les structures économiques, qui sont la seule réalité solide en ce bas monde, s'y opposeront toujours. Ce qu'il nie, au fond, c'est l'essence même du journalisme: la recherche exigeante d'une information vérifiée, précise, au-delà des préjugés idéologiques et contre les pouvoirs qui cherchent à la dissimuler. Pour Liber, cette ambition, qui donne aux journalistes leur raison d'être, qui est leur honneur, est parfaitement vaine: le capitalisme l'interdit. En forçant à peine le raisonnement, les médias, pour se libérer, doivent attendre la chute du capitalisme. Faute de quoi, à moins d'être nationalisés, ou bien soudain réunis sous la férule d'un Halimi imaginaire et omnipotent, détenteur de la Vérité, ils seront toujours sur un marché, et aux mains de propriétaires privés. Donc asservis et menteurs. No future.
A peu de choses près, c'étaient les conceptions déjà en vigueur, par exemple, dans le PCF des années 50. Un peu comme dans les feuilletons de science-fiction, la vérité, dans ce système, sera toujours ailleurs, puisque le Capital tient tout. Nous avons affaire à un bizarre croisement entre X-Files et Maurice Thorez. C'est là que nous retrouvons la menace. Décrire ainsi la démocratie (qui a, par ailleurs, bien besoin d'être défendue contre les excès du marché), c'est participer d'une vision fantasmagorique, déstructurante et paranoïaque du monde, que l'on retrouve aussi bien à l'extrême gauche qu'à l'extrême droite. Si des forces obscures contrôlent tout, rien ne vaut rien en dehors de la révolte brute: les institutions démocratiques sont bonnes à jeter, les élections sont truquées, les partis sont des masques, les journalistes sont des pions, etc. La rumeur, le préjugé, la propagande valent l'information, puisque l'information est apparence. C'est la version chic du classique «tous pourris». Or le poujadisme marxisant ne peut tenir lieu d'instrument intellectuel pour les victimes du libéralisme. Au lieu de renforcer les journalistes conscients des dérives en cours et de les aider à se battre, il les affaiblit. Oui, l'inégalité constitutive du capitalisme doit être combattue, l'autonomie des producteurs d'information et de culture défendue bec et ongles contre toutes les pressions. Les journalistes doivent se mobiliser pour défendre une indépendance toujours menacée. Encore faut-il que ce soit sur la base d'une théorie rationnelle et vérifiée. Faute de quoi nous organiserons la régression intellectuelle, prélude à toutes les défaites.

(1) On se reportera notamment aux Hommes d'influence, fable antimédiatique où l'on crée une guerre de toutes pièces, au dernier James Bond, qui met en scène un clone horrifique de Rupert Murdoch et à bien d'autres films traitant des médias.

(2) Journal intime des affaires en cours.

(3) Serge Halimi, les Nouveaux Chiens de garde, Pierre Bourdieu, la Télévision, Contre-Feux, un collectif d'auteurs, le Décembre des intellectuels.

(4) Il ne s'agit pas ici de réfuter le livre point par point, d'autant que tout n'y est pas faux. Notons seulement que cette critique virulente des journalistes s'affranchit allégrement de toutes les règles élémentaires du journalisme: croisement des sources, mise en contexte des citations, sollicitation de la réaction des personnes mises en cause, etc. Halimi déclare qu'il ne croit pas à la déontologie du métier: il n'avait pas besoin de le dire...

(5) «La télévision est un univers où on a l'impression que les agents sociaux, tout en ayant les apparences de l'importance, de la liberté, de l'autonomie [...] sont les marionnettes d'une nécessité qu'il faut décrire, d'une structure qu'il faut dégager et porter au jour.» Pierre Bourdieu in Sur la télévision.

 

 

Opinions sur «ceux qui font l'opinion»
par EDGAR ROSKIS, RÉMI NÉRI, MICHEL DUCROT, Libération
, le Lundi 6 juillet 1998.

Extraits de quelques lettres critiquant la tribune de Laurent Joffrin sur l'ouvrage de Serge Halimi, «les Nouveaux Chiens de garde».

nn.gif (782 octets)aïveté ou mauvaise foi?

Qui peut-être assez naïf, sûrement pas le directeur de la rédaction de Libération dont on perçoit décidément de moins en moins le chemin, pour imaginer que radios, télévisions, quotidiens, hebdomadaires, mensuel et autres revues, sans être nécessairement au service du pouvoir, ni même d'un pouvoir ou d'un autre, défendent et illustrent autre chose que des points de vue dominants, rarement en phase avec les préoccupations et surtout les souffrances des citoyens?
Halimi est, in fine, accusé d'envisager une certaine presse et certains journalistes, donc pas toute la presse ni tous les journalistes, comme une superstructure oeuvrant à la promotion d'une infrastructure: le capitalisme, désormais néolibéral. Infrastructure, superstructure, appareils idéologiques d'Etat, classes sociales: on rigole aujourd'hui de ce vocabulaire. On n'a pas forcément raison.
Même aux Etats-Unis sur lesquels quelques dirigeants de Libération lorgnent parce qu'à New York on peut acheter une chaîne hi-fi à deux heures du matin, le débat sur le marxisme bat son plein. Quelques érudits d'outre-Atlantique et avec eux un contingent d'Européens se refusent toujours à jeter le bébé avec l'eau du bain.
Bref: est-il encore permis de penser qu'il y a des dominants et des dominés, qu'il y a donc, per forza, une idéologie dominante armée de généraux, de soldats, de matériel, de munitions, cela sans être accusé, suivant un procédé au final lui-même stalinien, d'archéomarxisme «thorézien», voire (coup bas ou coup de pied de l'âne) d'extrémisme de droite?
Edgar Roskis, journaliste, maître de conférences à Paris-X (Nanterre).

sn.gif (771 octets)implification outrancière

Votre procédé semble viser autre chose que la cible-Halimi, au-delà de lui : Bourdieu, le «structuralo-marxisme».
Or cette «vraie» cible, l'attaquez-vous de manière argumentée, raisonnée, fondée? Pas du tout, vous procédez - comme Halimi? - par simplification outrancière.
Comment prétendre que les travaux de Bourdieu et des siens (une trentaine de livres savants, une revue qui a vingt ans d'âge) se réduisent à un «Meccano», un «déterminisme», un «économisme»? Comment, en particulier, considérer qu'un «champ» puisse comporter des «produits passifs et inconscients» en lieu et place de ce que vous appelez des «sujets», alors que toute l'élaboration de Bourdieu est fondée sur la notion d'«agents» et d'activités de ceux-ci!
Enfin, à quoi voulez-vous aboutir en dénonçant une «pensée unique» alliant Marx et Hollywood ou (version plus dévalorisante) Maurice Thorez et X-Files? A renvoyer Bourdieu et ses amis «aux années 50» ou au «structuralo-marxisme de papa», à un «poujadisme marxisant» censé conduire à «la révolte brute» et au «Tous pourris» du néofascisme... Dans l'amalgame, vous n'y allez pas de main morte.
La démonstration d'indépendance de pensée de Libération est touchante (et d'ailleurs qualifiée d'«anecdote»): il s'agit de la critique des films... Pathé!
Vous auriez pu aussi citer la rubrique «Livres» où Maggiori peut faire l'éloge d'un livre de Bourdieu, ou les chroniques télé où Pierre Marcelle et autres manient en toute impunité la pensée critique, situationniste, voire bourdieuse. C'est un peu léger.
En vous trompant d'objet, vous n'atteignez aucune cible: on ne retiendra qu'un réflexe de défense de la profession, l'exaltation d'une «essence du journalisme» assortie - c'en est le corrélat - des réserves d'usage: «les médias méritent une partie des reproches qui leur sont adressés», «dérapages», «mais pas tous loin de là», «mais pas tous».
Rémi Néri

ln.gif (266 octets)a part de vérité

Pour Laurent Joffrin, les ouvrages de «la bande à Bourdieu» s'appuient sur des dérapages, qui existent bel et bien, qu'il faut dénoncer, mais qui ne sont pas la règle.
C'est là tout ce qui oppose les analyses de chacun: à quel niveau place-t-on la barre de ce qui est acceptable ou non? Où commence le dérapage? A Timisoara, lors la guerre du Golfe, pour prendre les exemples incontournables que dénonce justement Laurent Joffrin? Ou lorsque, quotidiennement, on fait, par exemple, sentir à des salariés qui défendent des droits chèrement acquis qu'ils ne sont que des passéistes, que c'est comme ça, que l'on doit s'adapter aux contraintes économiques qui pèsent sur nous de l'extérieur et contre lesquelles il n'y a rien à faire, etc.
Laurent Joffrin dénonce comme sommaire l'analyse sociologique qui ferait des journalistes les produits des structures dans lesquelles ils évoluent. Ça le dérange que le déterminisme social existe, mais il existe pourtant bel et bien. Il n'y a que dans les contes que les bergères épousent les fils de roi. A mon sens, il n'est pas anodin de savoir d'où viennent les journalistes, de savoir qu'ils sont rarement fils ou filles d'ouvriers ou d'employés.
En tant que responsable d'une rédaction, Laurent Joffrin ne peut se placer d'un point de vue neutre. En gros, il nous dit: à Libé, nous sommes libres par rapport à nos actionnaires qui n'ont pas intérêt à ce que l'on soit complaisant avec le groupe Pathé, sinon le journal ne se vendrait pas. Au demeurant, l'argument ne tient pas. TF1 est complètement discrédité par ses pratiques plus que douteuses et pourtant c'est la première chaîne par son audience.
Même en admettant que Libération se comporte de la manière idyllique qu'il nous vante, on ne peut construire une théorie sur un cas particulier. Que dirait-on si, fort de mon expérience en tant que journaliste à Sud-Ouest, je concluais en disant que, dans la presse quotidienne régionale, les journalistes sont de plus en plus précarisés, que les CDD (contrats à durée déterminée) sont devenus la règle, que les statuts bidons, du genre «pigiste permanent», se multiplient. Que, pour être embauché, il faut avoir l'échine souple, parce qu'on vous fait comprendre qu'il y a en a 50 qui attendent derrière la porte. Que, dans ces conditions, on n'a pas tellement envie d'exprimer une opinion qui dépasse...
On dirait: «Il exagère.» Après Halimi, qui dénonce les 30 qui font l'opinion, on ne pourrait même pas s'appuyer sur les soutiers de l'information pour affirmer que le journalisme c'est autre chose que ces exagérations de penseur parisien?
C'est pourquoi je ne prétends pas que cette part de vérité que j'ai pu constater c'est toute la vérité.
Michel Ducrot, journaliste

LAURENT JOFFRIN : De fausses bases pour un débat urgent.
Laurent Joffrin est directeur de la rédaction de «Libération». Libération
, le lundi 6 juillet 1998.

La critique de l'évolution des médias depuis dix ans reste à faire. Encore faut-il faire ce travail sans oeillères.

curieusement, le fait de répondre de manière polémique à un ouvrage polémique suscite l'incompréhension chez les partisans de Serge Halimi, qui prennent soudain un ton de cagot outragé (la prose de M. Roskis offre un échantillon de cette indignation comique). On ne voit pas, pourtant, en vertu de quelle abnégation il faudrait tendre l'autre joue. Par son caractère sommaire, par son refus de toute enquête, les Nouveaux Chiens de garde se présente comme un libelle. Il est permis d'y répliquer sans prendre de gants.

1) Je maintiens donc que l'ouvrage de Serge Halimi généralise abusivement son réquisitoire par raideur idéologique. La preuve en est qu'il emploie à tout propos des locutions globalisantes sur les médias, où l'on ne trouve aucun souci de la nuance.
2) Je ne vois pas en quoi mon argument est «corporatiste». Le corporatisme consiste à défendre une corporation quels que soient ses errements. Telle n'est pas ma position. Les médias sont divers. Il faut distinguer entre eux: certains sont indépendants, d'autres non; certains sont honnêtes, d'autres non. Il faut défendre les uns et condamner les autres.
3) M. Néri craint qu'à travers Halimi ce soit la sociologie de Pierre Bourdieu qui soit visée. On ne peut rien lui cacher. Je suis en effet, comme beaucoup d'autres, en désaccord avec les thèses de Bourdieu. Contrairement à ce qu'écrit un de ses porte-coton dans le Monde (1), ce n'est pas parce que j'ignore la profondeur de sa pensée. C'est parce que j'ai lu ses livres. L'homme est estimable, le professeur est important, le militant joue un rôle souvent salutaire, mais ses conceptions me semblent erronées. En dépit de savants distinguos, cette sociologie est bien une variante du marxisme structuraliste si prisé dans les années 60. La place qu'elle assigne à l'autonomie du sujet est trop réduite et celle qu'elle accorde aux déterminismes socio-économiques excessive. Il est permis de penser cela sans être pour autant un agent du grand capital. On n'est pas obligé de souscrire au bourdivisme pour défendre des idées d'égalité et de justice sociale.
4) Les livres de Bourdieu sont précis, argumentés, très réfléchis. Je n'ai jamais écrit le contraire. Ma critique vise la production sommaire de la collection Liber, qui ne présente aucune de ces qualités.
5) Se méfier du statut de déterminant unique accordé à la lutte des classes dans cette collection, ce n'est pas «croire que les bergères épouses les fils de roi». La lutte des classes explique beaucoup de faits sociaux. Mais de cette constatation triviale, les amis de Bourdieu ont fait un dogme. Dans un opuscule ridicule consacré au rôle des intellectuels dans le mouvement de décembre 1995 (2), ils expliquent, par exemple, que les signataires d'une motion lancée par la revue Esprit ont pris des positions favorables à la réforme de la Sécurité sociale parce qu'ils sont d'origine bourgeoise, alors que les signataires d'une autre pétition plus favorable à la grève sont de statut social plus modeste (les uns sont proches de la fondation Saint-Simon, temple de la bourgeoisie suceuse de sang, les autres du Collège de France, haut lieu prolétarien...) Suggérons leur une étude plus utile: un différend virulent, pendant cette grève, a opposé la CFDT et Force ouvrière, la première soutenant le plan Juppé, la seconde le critiquant violemment. Cette division s'explique-t-elle par l'origine sociale différente des membres de la CFDT et de FO? Si oui, il faudra démontrer que les cédétistes sont des «salariés-bourgeois» ou «petits-bourgeois», alors que les adhérents de FO sont, eux, d'authentiques prolétaires. Peut-être découvrira-t-on que Nicole Notat a eu un grand-père notaire ou dentiste, alors que Marc Blondel présente une généalogie ouvrière sans tache... Mais si l'origine sociale différente ne joue pas de rôle dans cette affaire (chose probable: il s'agit de deux syndicats de salariés), c'est bien que d'autres facteurs entrent en ligne de compte, et ce avec une force explicative au moins aussi grande que la lutte des classes. En d'autres termes, le marxisme des partisans de Bourdieu leur donne une vision rigide, mécaniste de la société, alors que la force autonome des idées et la volonté des individus sont des facteurs historiques tout aussi pertinents que les déterminismes sociaux.
6) La critique de l'évolution des médias depuis dix ans reste à faire. Halimi a ouvert sur des bases fausses un débat urgent. Une pensée moins sectaire découvrira des choses au moins aussi désagréables pour le système médiatique que les invectives halimiennes. Encore faut-il faire ce travail sans oeillères. Le dogmatisme marxiste ne mène à rien. Il y a une essence du journalisme constituée de principes universels, indépendants des conditions sociales de leur production. Pourquoi sont-ils bafoués? Halimi n'a pas répondu.

(1) «Ce qui échappe aux procureurs de Pierre Bourdieu», par Gérard Mauger, le Monde du 26 juin 1998.

(2) Le Décembre des intellectuels, Frédéric Lebaron... éd. Liber-Raison d'agir, 1998.

 
Pierre Bourdieu      
    

   
maison   société   textes   images   musiques