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Presse : à ceux qui se trompent de procès. Libération,
le 12/5/98.
ne presse manipulée par les
forces de l'argent, des journalistes voués à la pensée unique, fossoyeurs de
démocratie... Face à cette thèse lancinante , il nous faut aller au fond du débat. Non
pour défendre les médias, mais pour poser les critiques sur des bases rationnelles.
Le marché de la paranoïa se porte au mieux. Avec
une énergie lancinante, la rumeur du temps martèle une idée qui prend la force de
l'évidence à mesure qu'elle est répétée: manipulés par les forces de l'Argent, les
médias, inconsciemment ou non, manipulent à leur tour l'opinion et vident la démocratie
de son contenu. Cette idée fournit des scénarios à Hollywood (1), revient en permanence dans les Guignols de l'info,
s'installe comme une antienne dans le discours des «antisystème» de tous horizons, fait
la trame du film reportage de Denis Robert (2) et
devient, avec le temps, une des catégories mentales élémentaires pour quiconque parle
de la presse ou de l'audiovisuel.
Cette vieille thèse (elle date grosso modo des débuts du marxisme, dans les années
1840) est réactualisée par un certain nombre de sociologues et d'intellectuels. On se
réfère ici, entre autres, aux petits livres des éditions Liber/Raisons d'agir (3), dont un nouveau tome vient de sortir sur les
intellectuels pendant le mouvement de décembre 1995. Ces livres sont en effet consacrés
pour une bonne part à la dénonciation des maléfices médiatiques, notamment le texte de
Serge Halimi, les Nouveaux Chiens de garde, qui dénonce de manière virulente et
sommaire le rôle du journalisme dans la société, à travers l'exemple d'un certain
nombre de célébrités du journalisme voués, dit-il, à la «pensée unique» et
se faisant, par ce biais, les agents subjectifs ou objectifs du grand capital. Bien
«packagés», dotés d'un prix très abordable, en prise avec l'air du temps, ces
ouvrages, qui sont aux traités de sociologie ce que les clips sont aux longs métrages,
retournent avec succès les méthodes éprouvées du marketing contre le marketing
lui-même et rencontrent, par là, un grand succès. Les journalistes les accueillent avec
gêne parce qu'il s'y font étriller à qui mieux mieux, ne sachant guère comment
répliquer de peur de paraître défendre gauchement leur corporation déjà mal en point.
Ils ont tort: à force de simplifications, d'erreurs, d'ignorances, de raccourcis
polémiques, d'exagérations dogmatiques et même s'ils dénoncent en même temps
des défaillances bien réelles ces livres diffusent, en écho du martèlement
hollywoodien, une vision sinistre et désespérée du monde démocratique qui finit par
être dangereuse à force de caricature. Il faut donc aller au fond du débat, en ne
s'arrêtant pas sur les aspects polémiques et personnels contenus dans ces pamphlets
rapides (4). Non pas pour défendre les médias, qui
méritent une partie des reproches qui leur sont adressés, - et qui sont effectivement en
butte aux forces d'argent - mais pour fonder leur critique sur des bases rationnelles.
Evidemment, dans nos économies ouvertes, les succès ne naissent pas par hasard. Si les
livres de la maison Liber/Raisons d'agir se vendent (sans publicité ni promotion
visible), c'est parce qu'ils ont touché un point sensible et rencontré un sentiment
largement partagé. Si la presse et la télévision sont en pénitence dans les esprits,
c'est aussi parce qu'elles ont péché. Depuis Timisoara, dans plusieurs occasions
spectaculaires (comme la guerre du Golfe, le vote du traité de Maastricht ou la grève de
décembre 1995) un certain nombre de médias importants (mais pas tous, loin de là) n'ont
pas été à la hauteur de leurs propres principes. Par conformisme, par proximité
excessive avec leurs sources, par osmose avec une économie de marché dont les idées,
les tentations et les pressions sont croissantes, un certain nombre d'organes de presse ou
de télévision ont véhiculé des thèses sommaires et orientées, négligeant d'accorder
une place suffisante aux idées contraires, manquant de la pugnacité nécessaire pour
déjouer le piège des conformismes et les stratégies de communication des pouvoirs. Dans
ces dérives, dans le développement de «l'information-spectacle», les structures
économiques et la «loi de l'Audimat» jouent évidemment leur rôle. L'ennui, c'est
qu'à partir de ces dérapages, d'ailleurs maintes fois dénoncés dans la presse et à la
télévision, on saute sans transition à une représentation sommaire, mécanique,
univoque, et finalement fausse, du monde des médias. Leur raisonnement pèche par trois
défauts principaux:
La généralisation militante
Contrairement à ce qu'on entend tout le
temps, contrairement à ce qu'écrit en permanence Halimi («le journaliste», «le
contre-pouvoir», «l'information», etc.) il n'existe pas d'entité unique appelée «les
médias». Les journaux et les télévisions sont beaucoup plus variés qu'on le dit. Bien
sûr, en sélectionnant soigneusement les citations d'un certain nombre de «grands
éditorialistes», on arrive à des effets de rapprochement comiques. Bien choisis, les
jugements péremptoires de certaines excellences de la presse y compris l'auteur de
ces lignes les font apparaître comme des propagateurs d'une «pensée unique»
libéraloïde. C'est un procédé à la fois drôle et strictement polémique, à la
limite de l'honnêteté. Aucune étude systématique dans cette charge unilatérale,
aucune statistique, aucune équité. Un simple préjugé érigé en vérité à partir de
citations orientées. C'est une des ruses de cette petite collection antimédias: elle se
prévaut du sérieux universitaire de l'école de sociologie à laquelle elle se rattache,
celle de Pierre Bourdieu, (qui n'est qu'une école parmi d'autres, même si elle se pousse
volontiers du col), ce qui lui permet de s'affranchir de toute rigueur dans l'enquête et
de toute nuance dans le propos. C'est un nouveau produit éditorial: le libelle jetable
cautionné par le Collège de France.
Il est exact, par exemple, que beaucoup d'éditorialistes économiques (mais pas tous)
sont de conviction libérale, notamment dans l'audiovisuel. Cette situation atrophie le
pluralisme nécessaire et accrédite l'idée d'une «pensée unique» en cette matière.
Mais a réalité journalistique ne peut pas se ramener aux seuls éditoriaux. Il faut
aussi s'intéresser aux rubriques économiques elles-mêmes, qui ont leur existence à
côté des éditoriaux (les éditorialistes le regrettent parfois, mais le lecteur veut en
général s'informer autant que lire les commentaires, auxquels il accorde un crédit
relatif). Or, dans ces rubriques, le capitalisme est décrit sans fard par des
journalistes en général compétents et critiques. On y trouve les réussites de
l'économie de marché, mais aussi ses échecs, ses turpitudes, ses brutalités sociales
et ses manuvres cyniques ou délictueuses. L'idée selon laquelle le Capital
«tient» les pages économiques des journaux par influence directe, par intimidation ou
par sa domination du «champ journalistique», selon le vocabulaire en vigueur, est
fausse. Tout dépend du journal ou de la chaîne de télévision, de ses traditions et de
ses orientations propres. Halimi se garde bien, d'ailleurs, d'esquisser la moindre
démonstration sur ce point, pourtant décisif. La télévision, objet de tous les
ressentiments, «couvre» très largement les conflits sociaux comme ceux de Vilvorde ou
de Moulinex. Il est injuste et malhonnête de dire que cette «couverture» avantage
systématiquement le point de vue du capital par rapport à celui des travailleurs. Lisant
les journaux, regardant la télévision, le lecteur a tous les moyens de se faire une
idée. Réduire «les médias» à quinze commentateurs, c'est prendre la partie pour le
tout, c'est travestir sciemment le réel.
Le simplisme économiste
La base de l'argumentation, c'est la
prédominance supposée de l'infrastructure économique: les journaux et les télés sont
la propriété de grands groupes. Donc ces journaux et ces télés se font nécessairement
les propagateurs des thèses de leurs propriétaires, les défenseurs de leurs intérêts.
La chose est-elle systématique? L'autonomie des équipes rédactionnelles est-elle
forcément nulle? On tient la question pour résolue d'avance. Les journalistes se
développent dans un «champ», selon le jargon des élèves de Bourdieu, et, un peu comme
les pommes de terre, ils sont les produits passifs et inconscients de ce «champ». Or
cette idée est mécanique. Elle donne de la réalité une vision simpliste, platement
déterministe, elle pèche par «économisme», selon une déviation bien connue de la
pensée socialiste.
Prenons l'exemple de Libération, devenu la propriété majoritaire du groupe
Pathé (démembrement de Chargeurs). Dans la vulgate halimienne, Libération se
retrouve nécessairement, dès lors, l'interprète, le héraut, des intérêts du groupe
Pathé ou, du moins, le propagateur d'idées, de thèses, d'attitudes, qui correspondent
peu ou prou à la mentalité sous-jacente des propriétaires du groupe en question.
L'ennui, c'est que cette supposition, parfaitement diffamatoire pour une équipe tout
entière, ne correspond en rien à la réalité. En fait, au moment du rachat, un contrat
public a été passé avec le groupe, qui stipule que la ligne rédactionnelle est
entièrement définie par la rédaction du journal, représentée par ses dirigeants (et
parmi eux le directeur de la rédaction, élu par les journalistes). En d'autres termes, Libération
passé dans l'orbite d'un groupe de communication, conserve l'entièreté de son autonomie
intellectuelle et politique. Pathé s'interdit d'influer sur la ligne politique et
culturelle du journal. Libération doit seulement préserver les intérêts
financiers de son actionnaire, c'est-à-dire, comme toute entreprise privée, faire des
bénéfices (ce que Libération a fait en 1997). Pour le reste, nous pouvons mettre
au défi quiconque de démontrer que le contenu rédactionnel de Libération sert un tant
soit peu les intérêts généraux ou particuliers du groupe Pathé. On pourra, pour
l'anecdote, se reporter aux critiques faites, dans Libération, des films produits
par Pathé...
En fait, mais ce fait dépasse l'entendement des analystes à illères, les
actionnaires n'ont pas toujours intérêt à influer sur le contenu culturel ou politique
de leurs journaux. Il leur faut d'abord affronter leur rédaction. Ensuite, les journaux
en question y risquent leur crédit auprès des lecteurs, et donc une partie de leurs
recettes. L'intérêt du système, dans les médias de qualité, n'est pas forcément de
mentir ou de faire de la propagande. Truth business, disent les Américains. La
presse doit vendre de la vérité, que cette vérité soit ou non favorable au capitalisme
ou à un autre système. C'est pour cela qu'on l'achète, pas seulement pour se distraire.
Comme tout commerce, elle risque de disparaître si elle se met à vendre de la
marchandise avariée.
Telle est la réalité, bien éloignée du Meccano de Liber. Les hommes, en effet, ne sont
pas le simple produit des structures économiques et sociales. Celles-ci jouent un rôle,
bien sûr, souvent néfaste. Mais d'autres influences politiques, culturelles,
morales, religieuses ou encore claniques viennent compliquer le modèle
d'interprétation de la société. Ces influences ne se ramènent pas toutes à un
«habitus» qui concentrerait le jeu des déterminismes sociaux et économiques. Il arrive
aussi, plus souvent qu'on ne croit, que les individus fassent jouer leur raison, exercent
un libre choix, collectif ou individuel, qui n'est pas le résultat d'un «champ», mais
l'expression de leur volonté. Le structuralo-marxisme dont use Liber a été critiqué et
sur beaucoup de points réfuté depuis quelques lustres, notamment à gauche. Par son
simplisme, son sectarisme, il n'est qu'une scolastique dont on pensait avoir été
affranchi il y a longtemps. Signe des temps: de même que la crise politique replace
soudain au premier plan l'archéo-gauchisme d'une Arlette Laguiller, la crise culturelle
et intellectuelle remet à l'honneur le clan structuralo-marxiste de papa. Ainsi va la vie
dans ce vieux pays...
Le mépris des règles professionnelles
La principale conséquence de cette
négation du «sujet» journalistique, de cette suppression conceptuelle de la liberté
collective d'une profession, ramenée à une collection de marionnettes (5), c'est le ricanement devant les règles qui régissent en principe
le métier de journaliste. Pour Halimi, les principes déontologiques qui gouvernent cet
artisanat qu'est le métier d'informer ne sont qu'illusion et duperie. Prisonniers de leur
«champ», les journalistes ont depuis longtemps perdu toute liberté. Autrement dit,
selon l'ancienne distinction, ils exercent une liberté «formelle», opposée à la
liberté «réelle» qui découlerait de l'abolition des sujétions économiques.
L'assertion est particulièrement fausse et dangereuse. Certes, un rappel vigoureux des
règles en vigueur s'impose dans beaucoup d'organes de presse, notamment à la
télévision. La profession doit effectivement faire le ménage, dénoncer les impostures,
sanctionner les dérapages. Mais pour Halimi, un tel programme est purement illusoire: les
structures économiques, qui sont la seule réalité solide en ce bas monde, s'y
opposeront toujours. Ce qu'il nie, au fond, c'est l'essence même du journalisme: la
recherche exigeante d'une information vérifiée, précise, au-delà des préjugés
idéologiques et contre les pouvoirs qui cherchent à la dissimuler. Pour Liber, cette
ambition, qui donne aux journalistes leur raison d'être, qui est leur honneur, est
parfaitement vaine: le capitalisme l'interdit. En forçant à peine le raisonnement, les
médias, pour se libérer, doivent attendre la chute du capitalisme. Faute de quoi, à
moins d'être nationalisés, ou bien soudain réunis sous la férule d'un Halimi
imaginaire et omnipotent, détenteur de la Vérité, ils seront toujours sur un marché,
et aux mains de propriétaires privés. Donc asservis et menteurs. No future.
A peu de choses près, c'étaient les conceptions déjà en vigueur, par exemple, dans le
PCF des années 50. Un peu comme dans les feuilletons de science-fiction, la vérité,
dans ce système, sera toujours ailleurs, puisque le Capital tient tout. Nous avons
affaire à un bizarre croisement entre X-Files et Maurice Thorez. C'est là que
nous retrouvons la menace. Décrire ainsi la démocratie (qui a, par ailleurs, bien besoin
d'être défendue contre les excès du marché), c'est participer d'une vision
fantasmagorique, déstructurante et paranoïaque du monde, que l'on retrouve aussi bien à
l'extrême gauche qu'à l'extrême droite. Si des forces obscures contrôlent tout, rien
ne vaut rien en dehors de la révolte brute: les institutions démocratiques sont bonnes
à jeter, les élections sont truquées, les partis sont des masques, les journalistes
sont des pions, etc. La rumeur, le préjugé, la propagande valent l'information, puisque
l'information est apparence. C'est la version chic du classique «tous pourris». Or le
poujadisme marxisant ne peut tenir lieu d'instrument intellectuel pour les victimes du
libéralisme. Au lieu de renforcer les journalistes conscients des dérives en cours et de
les aider à se battre, il les affaiblit. Oui, l'inégalité constitutive du capitalisme
doit être combattue, l'autonomie des producteurs d'information et de culture défendue
bec et ongles contre toutes les pressions. Les journalistes doivent se mobiliser pour
défendre une indépendance toujours menacée. Encore faut-il que ce soit sur la base
d'une théorie rationnelle et vérifiée. Faute de quoi nous organiserons la régression
intellectuelle, prélude à toutes les défaites.
(1)
On se reportera notamment aux Hommes d'influence, fable antimédiatique où l'on
crée une guerre de toutes pièces, au dernier James Bond, qui met en scène un clone
horrifique de Rupert Murdoch et à bien d'autres films traitant des médias.
(2)
Journal intime des affaires en cours.
(3)
Serge Halimi, les Nouveaux Chiens de garde, Pierre Bourdieu, la Télévision,
Contre-Feux, un collectif d'auteurs, le Décembre des intellectuels.
(4)
Il ne s'agit pas ici de réfuter le livre point par point, d'autant que tout n'y est pas
faux. Notons seulement que cette critique virulente des journalistes s'affranchit
allégrement de toutes les règles élémentaires du journalisme: croisement des sources,
mise en contexte des citations, sollicitation de la réaction des personnes mises en
cause, etc. Halimi déclare qu'il ne croit pas à la déontologie du métier: il n'avait
pas besoin de le dire...
(5)
«La télévision est un univers où on a l'impression que les agents sociaux, tout en
ayant les apparences de l'importance, de la liberté, de l'autonomie [...] sont les
marionnettes d'une nécessité qu'il faut décrire, d'une structure qu'il faut dégager et
porter au jour.» Pierre Bourdieu in Sur la télévision.
Opinions sur «ceux qui font l'opinion»
par EDGAR ROSKIS, RÉMI NÉRI, MICHEL DUCROT, Libération, le
Lundi 6 juillet 1998.
Extraits de
quelques lettres critiquant la tribune de Laurent Joffrin sur l'ouvrage de Serge Halimi,
«les Nouveaux Chiens de garde».
aïveté ou
mauvaise foi?
Qui peut-être assez naïf, sûrement pas
le directeur de la rédaction de Libération dont on perçoit décidément de moins
en moins le chemin, pour imaginer que radios, télévisions, quotidiens, hebdomadaires,
mensuel et autres revues, sans être nécessairement au service du pouvoir, ni
même d'un pouvoir ou d'un autre, défendent et illustrent autre chose que des points de
vue dominants, rarement en phase avec les préoccupations et surtout les souffrances des
citoyens?
Halimi est, in fine, accusé d'envisager une certaine presse et certains journalistes,
donc pas toute la presse ni tous les journalistes, comme une superstructure oeuvrant à la
promotion d'une infrastructure: le capitalisme, désormais néolibéral. Infrastructure,
superstructure, appareils idéologiques d'Etat, classes sociales: on rigole aujourd'hui de
ce vocabulaire. On n'a pas forcément raison.
Même aux Etats-Unis sur lesquels quelques dirigeants de Libération lorgnent parce
qu'à New York on peut acheter une chaîne hi-fi à deux heures du matin, le débat sur le
marxisme bat son plein. Quelques érudits d'outre-Atlantique et avec eux un contingent
d'Européens se refusent toujours à jeter le bébé avec l'eau du bain.
Bref: est-il encore permis de penser qu'il y a des dominants et des dominés, qu'il y a
donc, per forza, une idéologie dominante armée de généraux, de soldats, de
matériel, de munitions, cela sans être accusé, suivant un procédé au final lui-même
stalinien, d'archéomarxisme «thorézien», voire (coup bas ou coup de pied de
l'âne) d'extrémisme de droite?
Edgar Roskis, journaliste, maître de conférences à Paris-X (Nanterre).
implification
outrancière
Votre procédé semble viser autre chose
que la cible-Halimi, au-delà de lui : Bourdieu, le «structuralo-marxisme».
Or cette «vraie» cible, l'attaquez-vous de manière argumentée, raisonnée, fondée?
Pas du tout, vous procédez - comme Halimi? - par simplification outrancière.
Comment prétendre que les travaux de Bourdieu et des siens (une trentaine de livres
savants, une revue qui a vingt ans d'âge) se réduisent à un «Meccano», un «déterminisme»,
un «économisme»? Comment, en particulier, considérer qu'un «champ»
puisse comporter des «produits passifs et inconscients» en lieu et place de ce
que vous appelez des «sujets», alors que toute l'élaboration de Bourdieu est
fondée sur la notion d'«agents» et d'activités de ceux-ci!
Enfin, à quoi voulez-vous aboutir en dénonçant une «pensée unique» alliant
Marx et Hollywood ou (version plus dévalorisante) Maurice Thorez et X-Files? A renvoyer
Bourdieu et ses amis «aux années 50» ou au «structuralo-marxisme de papa»,
à un «poujadisme marxisant» censé conduire à «la révolte brute» et
au «Tous pourris» du néofascisme... Dans l'amalgame, vous n'y allez pas de main
morte.
La démonstration d'indépendance de pensée de Libération est touchante (et
d'ailleurs qualifiée d'«anecdote»): il s'agit de la critique des films... Pathé!
Vous auriez pu aussi citer la rubrique «Livres» où Maggiori peut faire l'éloge
d'un livre de Bourdieu, ou les chroniques télé où Pierre Marcelle et autres manient en
toute impunité la pensée critique, situationniste, voire bourdieuse. C'est un peu
léger.
En vous trompant d'objet, vous n'atteignez aucune cible: on ne retiendra qu'un réflexe de
défense de la profession, l'exaltation d'une «essence du journalisme» assortie -
c'en est le corrélat - des réserves d'usage: «les médias méritent une partie des
reproches qui leur sont adressés», «dérapages», «mais pas tous loin de là»,
«mais pas tous».
Rémi Néri
a part de vérité
Pour Laurent Joffrin, les ouvrages de «la
bande à Bourdieu» s'appuient sur des dérapages, qui existent bel et bien, qu'il
faut dénoncer, mais qui ne sont pas la règle.
C'est là tout ce qui oppose les analyses de chacun: à quel niveau place-t-on la barre de
ce qui est acceptable ou non? Où commence le dérapage? A Timisoara, lors la guerre du
Golfe, pour prendre les exemples incontournables que dénonce justement Laurent Joffrin?
Ou lorsque, quotidiennement, on fait, par exemple, sentir à des salariés qui défendent
des droits chèrement acquis qu'ils ne sont que des passéistes, que c'est comme ça, que
l'on doit s'adapter aux contraintes économiques qui pèsent sur nous de l'extérieur et
contre lesquelles il n'y a rien à faire, etc.
Laurent Joffrin dénonce comme sommaire l'analyse sociologique qui ferait des journalistes
les produits des structures dans lesquelles ils évoluent. Ça le dérange que le
déterminisme social existe, mais il existe pourtant bel et bien. Il n'y a que dans les
contes que les bergères épousent les fils de roi. A mon sens, il n'est pas anodin de
savoir d'où viennent les journalistes, de savoir qu'ils sont rarement fils ou filles
d'ouvriers ou d'employés.
En tant que responsable d'une rédaction, Laurent Joffrin ne peut se placer d'un point de
vue neutre. En gros, il nous dit: à Libé, nous sommes libres par rapport à nos
actionnaires qui n'ont pas intérêt à ce que l'on soit complaisant avec le groupe
Pathé, sinon le journal ne se vendrait pas. Au demeurant, l'argument ne tient pas. TF1
est complètement discrédité par ses pratiques plus que douteuses et pourtant c'est la
première chaîne par son audience.
Même en admettant que Libération se comporte de la manière idyllique qu'il nous
vante, on ne peut construire une théorie sur un cas particulier. Que dirait-on si, fort
de mon expérience en tant que journaliste à Sud-Ouest, je concluais en disant
que, dans la presse quotidienne régionale, les journalistes sont de plus en plus
précarisés, que les CDD (contrats à durée déterminée) sont devenus la règle, que
les statuts bidons, du genre «pigiste permanent», se multiplient. Que, pour être
embauché, il faut avoir l'échine souple, parce qu'on vous fait comprendre qu'il y a en a
50 qui attendent derrière la porte. Que, dans ces conditions, on n'a pas tellement envie
d'exprimer une opinion qui dépasse...
On dirait: «Il exagère.» Après Halimi, qui dénonce les 30 qui font l'opinion,
on ne pourrait même pas s'appuyer sur les soutiers de l'information pour affirmer que le
journalisme c'est autre chose que ces exagérations de penseur parisien?
C'est pourquoi je ne prétends pas que cette part de vérité que j'ai pu constater c'est
toute la vérité.
Michel Ducrot, journaliste
LAURENT JOFFRIN : De fausses bases pour un débat urgent.
Laurent Joffrin est directeur de la rédaction de «Libération». Libération, le
lundi 6 juillet 1998.
La critique de
l'évolution des médias depuis dix ans reste à faire. Encore faut-il faire ce travail
sans oeillères.
urieusement, le fait
de répondre de manière polémique à un ouvrage polémique suscite l'incompréhension
chez les partisans de Serge Halimi, qui prennent soudain un ton de cagot outragé (la
prose de M. Roskis offre un échantillon de cette indignation comique). On ne voit pas,
pourtant, en vertu de quelle abnégation il faudrait tendre l'autre joue. Par son
caractère sommaire, par son refus de toute enquête, les Nouveaux Chiens de garde se
présente comme un libelle. Il est permis d'y répliquer sans prendre de gants.
1) Je maintiens donc que l'ouvrage de Serge
Halimi généralise abusivement son réquisitoire par raideur idéologique. La preuve en
est qu'il emploie à tout propos des locutions globalisantes sur les médias, où l'on ne
trouve aucun souci de la nuance.
2) Je ne vois pas en quoi mon argument est «corporatiste». Le corporatisme
consiste à défendre une corporation quels que soient ses errements. Telle n'est pas ma
position. Les médias sont divers. Il faut distinguer entre eux: certains sont
indépendants, d'autres non; certains sont honnêtes, d'autres non. Il faut défendre les
uns et condamner les autres.
3) M. Néri craint qu'à travers Halimi ce soit la sociologie de Pierre Bourdieu qui soit
visée. On ne peut rien lui cacher. Je suis en effet, comme beaucoup d'autres, en
désaccord avec les thèses de Bourdieu. Contrairement à ce qu'écrit un de ses
porte-coton dans le Monde (1), ce n'est pas parce que j'ignore
la profondeur de sa pensée. C'est parce que j'ai lu ses livres. L'homme est estimable, le
professeur est important, le militant joue un rôle souvent salutaire, mais ses
conceptions me semblent erronées. En dépit de savants distinguos, cette sociologie est
bien une variante du marxisme structuraliste si prisé dans les années 60. La place
qu'elle assigne à l'autonomie du sujet est trop réduite et celle qu'elle accorde aux
déterminismes socio-économiques excessive. Il est permis de penser cela sans être pour
autant un agent du grand capital. On n'est pas obligé de souscrire au bourdivisme pour
défendre des idées d'égalité et de justice sociale.
4) Les livres de Bourdieu sont précis, argumentés, très réfléchis. Je n'ai jamais
écrit le contraire. Ma critique vise la production sommaire de la collection Liber, qui
ne présente aucune de ces qualités.
5) Se méfier du statut de déterminant unique accordé à la lutte des classes dans cette
collection, ce n'est pas «croire que les bergères épouses les fils de roi». La
lutte des classes explique beaucoup de faits sociaux. Mais de cette constatation triviale,
les amis de Bourdieu ont fait un dogme. Dans un opuscule ridicule consacré au rôle des
intellectuels dans le mouvement de décembre 1995 (2), ils expliquent,
par exemple, que les signataires d'une motion lancée par la revue Esprit ont pris
des positions favorables à la réforme de la Sécurité sociale parce qu'ils sont
d'origine bourgeoise, alors que les signataires d'une autre pétition plus favorable à la
grève sont de statut social plus modeste (les uns sont proches de la fondation
Saint-Simon, temple de la bourgeoisie suceuse de sang, les autres du Collège de France,
haut lieu prolétarien...) Suggérons leur une étude plus utile: un différend virulent,
pendant cette grève, a opposé la CFDT et Force ouvrière, la première soutenant le plan
Juppé, la seconde le critiquant violemment. Cette division s'explique-t-elle par
l'origine sociale différente des membres de la CFDT et de FO? Si oui, il faudra
démontrer que les cédétistes sont des «salariés-bourgeois» ou «petits-bourgeois»,
alors que les adhérents de FO sont, eux, d'authentiques prolétaires. Peut-être
découvrira-t-on que Nicole Notat a eu un grand-père notaire ou dentiste, alors que Marc
Blondel présente une généalogie ouvrière sans tache... Mais si l'origine sociale
différente ne joue pas de rôle dans cette affaire (chose probable: il s'agit de deux
syndicats de salariés), c'est bien que d'autres facteurs entrent en ligne de compte, et
ce avec une force explicative au moins aussi grande que la lutte des classes. En d'autres
termes, le marxisme des partisans de Bourdieu leur donne une vision rigide, mécaniste de
la société, alors que la force autonome des idées et la volonté des individus sont des
facteurs historiques tout aussi pertinents que les déterminismes sociaux.
6) La critique de l'évolution des médias depuis dix ans reste à faire. Halimi a ouvert
sur des bases fausses un débat urgent. Une pensée moins sectaire découvrira des choses
au moins aussi désagréables pour le système médiatique que les invectives halimiennes.
Encore faut-il faire ce travail sans oeillères. Le dogmatisme marxiste ne mène à rien.
Il y a une essence du journalisme constituée de principes universels, indépendants des
conditions sociales de leur production. Pourquoi sont-ils bafoués? Halimi n'a pas
répondu.
(1) «Ce
qui échappe aux procureurs de Pierre Bourdieu», par Gérard Mauger, le Monde du 26
juin 1998.
(2) Le
Décembre des intellectuels, Frédéric Lebaron... éd. Liber-Raison d'agir, 1998. |
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