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uestion
posée par Le Nouvel Observateur dans l’un de ses récents
portraits (celui de M. Alain Juppé, conseiller de M. Jacques
Chirac) des « cinquante inconnus qui sont l’avenir » :
« Pourquoi tout le monde ou presque, de la droite à
la gauche, continue-t-il à miser sur ce long jeune homme, déjà
vieux d’allure comme de ton ? » Réponse :
« Tout simplement parce que ce technocrate façon ENA est
un humaniste racé, agrégé de lettres classiques ».
Ainsi dans les milieux dirigeants les « humanités »
continuent-elles, malgré la montée des énarques,
à représenter une plus-value.
La culture traditionnelle, à dominante littéraire et
artistique, même si elle est contestée désormais
par la nouvelle culture économique et juridique, est encore
considérée comme l’assurance d’une liberté et
d’une ouverture d’esprit qui donnent à ceux qui en bénéficient
une autre dimension. Elle reste, comme l’écrit Pierre Bourdieu
dans la Distinction, « la forme par excellence de la
culture « désintéressée » et, par là,
la plus légitime des marques de distinction par rapport aux
autres classes ». Ce n’est pas pour rien que M. Valéry
Giscard d’Estaing s’intéresse à Maupassant ou que M. Alain
Peyrefitte siège à l’Académie française.
Ils prouvent par leur curiosité qu’ils sont capables de s’élever
au-dessus des contingences de la politique.
Le regard de l’esthète
Ce regard détaché sur les choses, dont l’archétype
est l’attitude de l’esthète, non seulement dans son rapport
aux œuvres d’art, mais dans tout son art de vivre, est le privilège
de l’existence bourgeoise. Le dernier livre de Pierre Bourdieu, véritable
somme de ses travaux antérieurs — des Héritiers,
en 1964, à La Reproduction en 1970, en passant par Un
art moyen en 1965, et L’Amour de l’art en 1966, et jusqu’à
ses articles de la revue Actes de la recherche en sciences sociales
depuis 1975 — montre comment la classe dominante impose, à
travers la légitimité de son goût, la légitimité
de sa domination.
On ne saurait résumer en quelques phrases un ouvrage de 640
pages aussi riche par la finesse de l’observation que par la maîtrise
d’un très grand nombre de données statistiques. C’est
que cette dialectique de la distinction et de la vulgarité,
expression de l’antagonisme entre l’élite des dominants et
de la masse des dominés, est à son tour la matrice de
toute une série d’antonymies — haut et bas, spirituel
et matériel, fin et grossier, léger et lourd, unique
et commun, brillant et terne, etc. — qui n’opposent pas seulement
les classes entre elles, mais à l’intérieur de celles-ci,
leurs multitudes fractions. Tant il est vrai, comme l’écrit
Pierre Bourdieu que « de tous les objets offerts au choix
des consommateurs il n’en est pas de plus classants que les œuvres
d’art légitimes qui, globalement distinctives, permettent de
produire des distinguos à l’infini par le jeu des divisions
et des subdivisions en genres, époques, manières, auteurs,
etc. »
Par exemple, il ne suffit pas de posséder le diplôme
scolaire qui, tel un titre de noblesse, assure l’accès à
l’univers de la culture légitime, selon des modalités
attentivement étudiées dans la première partie
du livre : les « manières » de mettre en œuvre
cette prérogative varient en fonction des « quartiers
de noblesse », c’est-à-dire de l’ancienneté dans
le monde cultivé, qui seule confère l’aisance et « ce
rapport paradoxal fait d’assurance dans l’ignorance (relative) et
de désinvolture dans la familiarité que les bourgeois
de vieille souche entretiennent avec la culture, sorte de bien de
famille dont ils se sentent les héritiers légitimes ».
Selon que vous serez initiés à la musique par apprentissage
personnel à travers disques et concerts ou par immersion dans
le milieu familial, vous entretiendrez avec elle un rapport plus ou
moins intime, plus ou moins intellectuel. « D’un côté »,
note Pierre Bourdieu, qui commente un article de Roland Barthes sur
la jouissance esthétique, « une musique pour discophiles
liée à une demande née de l’extension de l’écoute
et de la disparition de la pratique, art expressif, dramatique, sentimentalement
clair, de communication, d’intellection ; de l’autre, un art
qui préfère le sensible au sens, qui hait l’éloquence,
la grandiloquence, le pathos et le pathétique, l’expressif
et le dramatique : c’est la mélodie française,
Duparc, le dernier Fauré, Debussy, tout ce qu’à une
autre époque on eût appelé la musique pure… »
Vieille opposition entre le « docte » qui a partie liée
avec le « code », l’école, la critique, et le « mondain »,
qui, situé « du côté de la nature et du
naturel » se contente de sentir ou, comme on aime à
dire aujourd’hui, de « jouir ».
De même, il existe plusieurs façons, au sein de la classe
dominante, d’affirmer sa « distinction », produit de cette
disposition esthétique qui conduit à faire prévaloir
la « forme » sur la « fonction » : l’hédonisme
des grands-bourgeois contraste avec l’ascétisme des professeurs,
et le goût lettré des anciennes fractions dirigeantes
diffère du savoir « polytechnique » des managers
modernes. Ce qui unit cependant ces diverses catégories, c’est
le même refus de la trivialité, le même culte des
idées générales (la fameuse « culture générale »),
quel que soit leur domaine (M. Giscard d’Estaing n’est pas seulement
lecteur de Maupassant, il est aussi l’auteur de Démocratie
française…).
Le goût « légitime » se distingue à
la fois du « goût moyen » et du goût « populaire ».
Au premier appartiennent, selon les résultats d’une enquête
déjà ancienne, Le Clavecin tempéré,
L’Art de la fugue, Le concerto pour la main gauche ;
en peinture, Bruegel ou Goya, et les plus légitimes parmi
les œuvres des arts en voie de légitimation, cinéma,
jazz, ou même chanson, comme ici Léo Ferré ou
Jacques Douai. Aux deux derniers sont associés, d’un côté,
« les œuvres mineures des arts majeures », comme la Rhapsody
in Blue, la Rhapsody hongroise, Utrillo, Buffet, Renoir,
et « les œuvres majeures des arts mineurs », par
exemple, Jacques Brel ou Gilbert Bécaud ; de l’autre,
des œuvres de musique dite « légère » ou de
musique savante « dévalorisée par la divulgation »,
comme le Beau Danube bleu, la Traviata, l’Arlésienne,
et des chansons dépourvues d’ambition artistique comme celles
de Luis Mariano, Georges Guétary, Pétula Clark.
Dis-moi comment tu te mouches…
Cette aptitude à prendre des distances par le moyen d’un formalisme
qui « esthétise » le réel, ne s’applique pas
qu’au champ des « beaux arts », il s’étend à
toutes les « consommations » de la classe dominante. Non
seulement à la « culture », au sens étroit
du mot, mais à la culture dans son acception ethnologique.
Il apparaît que l’ensemble des goûts, en matière
de nourriture, de vêtement, de musique ou de cinéma,
forment un système dont le principe est ce que Pierre Bourdieu
appelle l’ « habitus de classe ». Aussi la deuxième
et la troisième partie du livre sont-elles l’occasion d’une
minutieuse description des styles de vie qui caractérisent
les différentes classes et que suggère l’intitulé
des trois chapitres consacrés respectivement à la classe
dominante, aux classes moyennes et aux classes populaires : Le
sens de la distinction, La bonne volonté culturelle, Le
choix du nécessaire.
Qu’on lise tout ce qu’écrit Pierre Bourdieu sur les usages
du corps, de la façon de manger à celle de se vêtir,
de rire ou de se moucher (selon que l’on se sert de Kleenex, « qui
demandent qu’on prenne son nez délicatement, sans trop appuyer,
et qu’on se mouche en quelque sorte du bout du nez, par petits coups »,
ou d’un grand mouchoir de tissu, « dans lequel on souffle
très fort d’un coup et à grand bruit, en plissant les
yeux dans l’effort et en se tenant le nez à plein doigts »),
et l’on trouvera là quelques morceaux d’anthologie d’une saveur
et d’une précision étonnantes.
La culture se définit communément contre la politique.
Ce n’est pas un hasard : terrain d’un prétendu « consensus »,
elle est lieu de dénégation des luttes sociales. En
soulignant qu’elle obéit aux mêmes règles que
les autres pratiques, Pierre Bourdieu la montre traversée des
mêmes conflits. Rupture décisive.
Le dernier chapitre de la Distinction, qui a pour titre « Culture
et politique », porte sur les sondages. Il peut sembler déplacé.
Il est, au contraire, l’indispensable conclusion de la recherche.
Car la production de l’ « opinion » n’est pas différente,
en son principe, de celle du « goût ». Ceux qui, au
nom de la culture, récusent la politique — comme tel porte-parole
de la nouvelle droite, l’autre soir à la télévision —
sont en son cœur même : la culture n’est qu’un autre nom
de la politique.
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