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Pierre Bourdieu

 

 Une rupture décisive.

 
 

THOMAS FERENCZI
Le Monde, 12/10/1979.

 
 

 

uestion posée par Le Nouvel Observateur dans l’un de ses récents portraits (celui de M. Alain Juppé, conseiller de M. Jacques Chirac) des « cinquante inconnus qui sont l’avenir » : « Pourquoi tout le monde ou presque, de la droite à la gauche, continue-t-il à miser sur ce long jeune homme, déjà vieux d’allure comme de ton ? » Réponse : « Tout simplement parce que ce technocrate façon ENA est un humaniste racé, agrégé de lettres classiques ». Ainsi dans les milieux dirigeants les « humanités » continuent-elles, malgré la montée des énarques, à représenter une plus-value.

La culture traditionnelle, à dominante littéraire et artistique, même si elle est contestée désormais par la nouvelle culture économique et juridique, est encore considérée comme l’assurance d’une liberté et d’une ouverture d’esprit qui donnent à ceux qui en bénéficient une autre dimension. Elle reste, comme l’écrit Pierre Bourdieu dans la Distinction, « la forme par excellence de la culture « désintéressée » et, par là, la plus légitime des marques de distinction par rapport aux autres classes ». Ce n’est pas pour rien que M. Valéry Giscard d’Estaing s’intéresse à Maupassant ou que M. Alain Peyrefitte siège à l’Académie française. Ils prouvent par leur curiosité qu’ils sont capables de s’élever au-dessus des contingences de la politique.

Le regard de l’esthète

Ce regard détaché sur les choses, dont l’archétype est l’attitude de l’esthète, non seulement dans son rapport aux œuvres d’art, mais dans tout son art de vivre, est le privilège de l’existence bourgeoise. Le dernier livre de Pierre Bourdieu, véritable somme de ses travaux antérieurs — des Héritiers, en 1964, à La Reproduction en 1970, en passant par Un art moyen en 1965, et L’Amour de l’art en 1966, et jusqu’à ses articles de la revue Actes de la recherche en sciences sociales depuis 1975 — montre comment la classe dominante impose, à travers la légitimité de son goût, la légitimité de sa domination.

On ne saurait résumer en quelques phrases un ouvrage de 640 pages aussi riche par la finesse de l’observation que par la maîtrise d’un très grand nombre de données statistiques. C’est que cette dialectique de la distinction et de la vulgarité, expression de l’antagonisme entre l’élite des dominants et de la masse des dominés, est à son tour la matrice de toute une série d’antonymies — haut et bas, spirituel et matériel, fin et grossier, léger et lourd, unique et commun, brillant et terne, etc. — qui n’opposent pas seulement les classes entre elles, mais à l’intérieur de celles-ci, leurs multitudes fractions. Tant il est vrai, comme l’écrit Pierre Bourdieu que « de tous les objets offerts au choix des consommateurs il n’en est pas de plus classants que les œuvres d’art légitimes qui, globalement distinctives, permettent de produire des distinguos à l’infini par le jeu des divisions et des subdivisions en genres, époques, manières, auteurs, etc. »

Par exemple, il ne suffit pas de posséder le diplôme scolaire qui, tel un titre de noblesse, assure l’accès à l’univers de la culture légitime, selon des modalités attentivement étudiées dans la première partie du livre : les « manières » de mettre en œuvre cette prérogative varient en fonction des « quartiers de noblesse », c’est-à-dire de l’ancienneté dans le monde cultivé, qui seule confère l’aisance et « ce rapport paradoxal fait d’assurance dans l’ignorance (relative) et de désinvolture dans la familiarité que les bourgeois de vieille souche entretiennent avec la culture, sorte de bien de famille dont ils se sentent les héritiers légitimes ».

Selon que vous serez initiés à la musique par apprentissage personnel à travers disques et concerts ou par immersion dans le milieu familial, vous entretiendrez avec elle un rapport plus ou moins intime, plus ou moins intellectuel. « D’un côté », note Pierre Bourdieu, qui commente un article de Roland Barthes sur la jouissance esthétique, « une musique pour discophiles liée à une demande née de l’extension de l’écoute et de la disparition de la pratique, art expressif, dramatique, sentimentalement clair, de communication, d’intellection ; de l’autre, un art qui préfère le sensible au sens, qui hait l’éloquence, la grandiloquence, le pathos et le pathétique, l’expressif et le dramatique : c’est la mélodie française, Duparc, le dernier Fauré, Debussy, tout ce qu’à une autre époque on eût appelé la musique pure… »

Vieille opposition entre le « docte » qui a partie liée avec le « code », l’école, la critique, et le « mondain », qui, situé « du côté de la nature et du naturel » se contente de sentir ou, comme on aime à dire aujourd’hui, de « jouir ».

De même, il existe plusieurs façons, au sein de la classe dominante, d’affirmer sa « distinction », produit de cette disposition esthétique qui conduit à faire prévaloir la « forme » sur la « fonction » : l’hédonisme des grands-bourgeois contraste avec l’ascétisme des professeurs, et le goût lettré des anciennes fractions dirigeantes diffère du savoir « polytechnique » des managers modernes. Ce qui unit cependant ces diverses catégories, c’est le même refus de la trivialité, le même culte des idées générales (la fameuse « culture générale »), quel que soit leur domaine (M. Giscard d’Estaing n’est pas seulement lecteur de Maupassant, il est aussi l’auteur de Démocratie française…).

Le goût « légitime » se distingue à la fois du « goût moyen » et du goût « populaire ». Au premier appartiennent, selon les résultats d’une enquête déjà ancienne, Le Clavecin tempéré, L’Art de la fugue, Le concerto pour la main gauche ; en peinture, Bruegel ou Goya, et  les plus légitimes parmi les œuvres des arts en voie de légitimation, cinéma, jazz, ou même chanson, comme ici Léo Ferré ou Jacques Douai. Aux deux derniers sont associés, d’un côté, « les œuvres mineures des arts majeures », comme la Rhapsody in Blue, la Rhapsody hongroise, Utrillo, Buffet, Renoir, et « les œuvres majeures des arts mineurs », par exemple, Jacques Brel ou Gilbert Bécaud ; de l’autre, des œuvres de musique dite « légère » ou de musique savante « dévalorisée par la divulgation », comme le Beau Danube bleu, la Traviata, l’Arlésienne, et des chansons dépourvues d’ambition artistique comme celles de Luis Mariano, Georges Guétary, Pétula Clark.

Dis-moi comment tu te mouches…

Cette aptitude à prendre des distances par le moyen d’un formalisme qui « esthétise » le réel, ne s’applique pas qu’au champ des « beaux arts », il s’étend à toutes les « consommations » de la classe dominante. Non seulement à la « culture », au sens étroit du mot, mais à la culture dans son acception ethnologique. Il apparaît que l’ensemble des goûts, en matière de nourriture, de vêtement, de musique ou de cinéma, forment un système dont le principe est ce que Pierre Bourdieu appelle l’ « habitus de classe ». Aussi la deuxième et la troisième partie du livre sont-elles l’occasion d’une minutieuse description des styles de vie qui caractérisent les différentes classes et que suggère l’intitulé des trois chapitres consacrés respectivement à la classe dominante, aux classes moyennes et aux classes populaires : Le sens de la distinction, La bonne volonté culturelle, Le choix du nécessaire.

Qu’on lise tout ce qu’écrit Pierre Bourdieu sur les usages du corps, de la façon de manger à celle de se vêtir, de rire ou de se moucher (selon que l’on se sert de Kleenex, « qui demandent qu’on prenne son nez délicatement, sans trop appuyer, et qu’on se mouche en quelque sorte du bout du nez, par petits coups », ou d’un grand mouchoir de tissu, « dans lequel on souffle très fort d’un coup et à grand bruit, en plissant les yeux dans l’effort et en se tenant le nez à plein doigts »), et l’on trouvera là quelques morceaux d’anthologie d’une saveur et d’une précision étonnantes.

La culture se définit communément contre la politique. Ce n’est pas un hasard : terrain d’un prétendu « consensus », elle est lieu de dénégation des luttes sociales. En soulignant qu’elle obéit aux mêmes règles que les autres pratiques, Pierre Bourdieu la montre traversée des mêmes conflits. Rupture décisive.

Le dernier chapitre de la Distinction, qui a pour titre « Culture et politique », porte sur les sondages. Il peut sembler déplacé. Il est, au contraire, l’indispensable conclusion de la recherche. Car la production de l’ « opinion » n’est pas différente, en son principe, de celle du « goût ». Ceux qui, au nom de la culture, récusent la politique — comme tel porte-parole de la nouvelle droite, l’autre soir à la télévision — sont en son cœur même : la culture n’est qu’un autre nom de la politique.

 

Pierre Bourdieu

     
 

   
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