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. PIERRE
BOURDIEU agit en sociologue tout en laissant filtrer des arrières-pensées
métaphysiques. Il alterne photographies et graphiques et, en
de certains moments, son texte présente une valeur littéraire,
notamment quand il pousse une analyse avec une minutie proustienne,
quand il brosse un portrait du marginal qui réussit à
être exact tout en ne demandant qu’un coup de pouce pour devenir
une charge à la Céline. L’auteur donne parfois l’impression
de mélanger Halbwachs et La Bruyère.
Sans doute ce livre sera-t-il utile à un historien du vingt
et unième siècle par les précisions qu’il rassemble
sur certains points de détail relativement significatifs, et
je l’ai lu avec intérêt, parfois avec plaisir, mais en
éprouvant un malaise que le dernier chapitre n’a pas dissipé.
Je me demande ce que cette étude m’a apporté. Elle opère
une telle réduction de l’art que cette « critique sociale
du jugement » est par principe amputée. D’autre part,
elle s’appuie sur des statistiques qui, dans ce domaine flou, n’emportent
pas ma conviction et sur des cas individuels dont l’auteur a lui même
décidé qu’ils étaient représentatifs.
Sa lecture ne stimule pas une réflexion sur notre société,
elle la freine plutôt.
Peut-être, parce que je me suis toujours senti un faible pour
la diachronie, suis-je de parti pris en reprochant à l’auteur
de pratiquer une coupe de notre société telle que, dépourvue
d’histoire, elle semble s’être formée pendant les années
où il la regardait.
La casquette et le melon
Pour me borner à un domaine restreint, celui du vêtement,
je constate que M. Pierre Bourdieu, en opposant le manteau à
la canadienne et au blouson, « portés surtout par les
paysans et les ouvriers », commet une dangereuse simplification.
Il ne tient pas compte de la prolétarisation du costume bourgeois
qui, depuis la fin du dix-huitième siècle, veut que
ce qui est porté par l’ouvrier le soit par son patron. En quelques
années, le pantalon du débardeur devint celui de Louis-Philippe
et, durant l’espace de ma vie, j’ai vu se volatiliser l’opposition
du melon et de la casquette, le col mou remplacer le col dur, qui,
pour écrire comme M. Bourdieu, était « l’apanage
du cadre supérieur ». Limitant un catalogue qui serait
fastidieux, je noterai seulement que cet hiver, dans un numéro
du Monde, Florence Breton signalait que l’élégance
« s’inspirait du bourgeron en toile de bâche ». Pourquoi
depuis presque deux siècles la bourgeoisie pille-t-elle le
vestiaire du prolétariat ? C’est un problème intéressant
que malheureusement la méthode de l’auteur ne permet guère
d’entrevoir.
Pourtant, son livre vaut sans doute d’être lu pour certaines
ouvertures qu’il nous offre sur la sensibilité de notre époque.
Entre autres, je recommande le passage où il montre qu’à
propos d’un tableau ou d’un livre la sincérité, le naturel,
sont du côté des classes dites « inférieures »,
où l’on hésite pas à répondre qu’on n’y
connaît rien, qu’on n’aime pas ça, alors que dans les
classes « supérieures » on est souvent enclin à
modeler l’appréciation sur l’effet qu’elle produira. Ce qui
conduirait à une étude du snobisme à travers
les classes que l’auteur n’a fait qu’effleurer.
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