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« ’est
une manie commune aux philosophes de tous les âges, écrivait
Rousseau, de nier ce qui est, et d’expliquer ce qui n’est pas ».
La Distinction est un livre construit contre cette entreprise
de négation du réel à laquelle tout incline les
intellectuels : leur langage, leur position sociale, leurs habitudes
mentales, leurs stratégies. « Quand les philosophes
seraient en état de découvrir la vérité,
écrivait encore Jean-Jacques, qui d’entre eux prendrait
intérêt à elle ? Il n’y en a pas un seul
qui, venant à connaître le vrai du faux, ne préférât
le mensonge qu’il a trouvé à la vérité
découverte par un autre. Où est le philosophe qui pour
sa gloire ne tromperait pas volontiers le genre humain ? Pourvu
qu’il s’élève au-dessus du vulgaire, pourvu qu’il efface
l’éclat de ses concurrents, que demande-t-il de plus ? »
La Distinction, « Critique sociale du jugement »
comme l’indique le sous-titre, a le courage simple d’être « vulgaire »,
de dire la plate vérité des vies vulgaires, et, par
là même, la vérité cachée des vies
distinguées, qui sont prises dans la même machine, bien
qu’à la place opposée : la bonne. Car ce discours
sur les origines symboliques de l’inégalité, celles
qu’oublient toujours les matérialismes, traque la domination
là où on ne va pas d’ordinaire la chercher : langage,
art, goûts, manières, opinions.
Bourdieu veut reprendre à la philosophie son bien, réveiller
ces problèmes qu’elle accapare et qu’elle embaume (le beau,
le vrai, le bien, la liberté, le jugement, la pensée,
la croyance) et leur apporter une réponse scientifique. Ce
qui suppose un prodigieux travail. Si l’on veut discuter ses conclusions,
on ne pourra validement le faire qu’à condition de reprendre
en compte tout l’énorme matériel empirique sur lequel
elles reposent. Empirie saisie, animée par une élaboration
théorique d’une rare cohérence, mais qui n’apparaît
jamais pour elle-même.
Il y a plus. Pour empêcher que le langage savant ne fonctionne
à son habitude comme instrument de dénégation
du réel par la mise à distance qu’il accomplit, Bourdieu
a dû renouveler la forme même du discours sociologique
et inventer un objet nouveau, un livre singulier qui suggère
aussi une autre façon de lire. Il multiplie les langages, juxtaposant
à celui des mots celui des photos, des fac-similés de
documents, des schémas synoptiques, des interviews montées
sans que rien ne vienne jamais en simple illustration mais comme élément
même du texte : ses écritures se télescopent,
s’interpellent et s’interprètent mutuellement. Telle opposition
morte de la philosophie, forme et substance, est ainsi renvoyée
au côte à côte des images de Giscard et d’un culturiste ;
tel tableau de la distribution des pratiques alimentaires est réactivé
par la description ethnographique d’un repas populaire. Tout ce dispositif,
où la totalité joue sur chaque élément
— un effet réservé d’ordinaire à la littérature —
ne demande qu’à fonctionner par et pour le lecteur. Voyez la
couverture : la surimpression du livre transforme le « Gourmet »
de Schalken en une vraie machine sociologique, où, par l’étrange
regard du mangeur, le peintre vous renvoie le double jugement de goût
par lequel vous évaluez et les manières de table et
la peinture.
Il en résulte un livre inattendu, improbable, qui paraîtra
à la fois difficile, dans la rigueur de ses articulations déductives,
et très ouvert. Car il ne s’agit pas ici d’imposer une de ces
éternelles images bétonnées de la structure sociale,
mais de donner à voir ce que Proust appelle « le kaléidoscope
social ». Secouez ce livre ! Faites-le tourner ! Vous
y verrez une multiplicité ordonnée d’images multicolores
se faisant sans cesse et se recomposant, un monde social où
tout bouge, mais pas n’importe comment, un monde proustien et marxien
à la fois — le nôtre.
Une telle sociologie a un effet libérateur. « L’homme
est né libre, mais partout il est dans les fers. Tel se croit
le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave
qu’eux ». Ainsi s’ouvrait le Contrat social ; 1789 n’allait
pas tarder. En décrivant les fers dans lesquels les institutions
symboliques retiennent tout homme, Pierre Bourdieu contribue à
les briser. Sa critique sociale du jugement dominant, de son arbitraire,
de ses pouvoirs et de ses abus de pouvoir est aussi une critique (au
sens kantien) du jugement, qui cherche et trouve la liberté
dans l’exploration des limites que le monde social impose à
l’entendement — à commencer par l’entendement des intellectuels,
l’auteur compris. Il ne faudrait pas que ce livre qui bouscule toutes
les idées reçues sur la sociologie soit lu quand même
à travers elle, et qu’on vienne lui épingler les étiquettes
du « sociologisme » : déterminisme, réductionnisme,
relativisme. Déterministe, Bourdieu, parce qu’il établit
les correspondances entre structures sociales et structures mentales ?
Mais la liberté commence précisément avec la
connaissance des déterminations ; et l’existence même
de ce livre est un défi au déterminisme.
Une conversion dans la vision de soi
En mettant à jour l’ordre social incorporé dans les
mots, les corps, les objets, La Distinction invite à
une conversion de la vision de soi-même et du monde. Ce que
ce livre propose, ce n’est pas l’arme ordinaire du ressentiment social,
arme tournée contre les autres, mais l’instrument d’une psychanalyse
sociale qui offre aux dominés une chance de vaincre en eux-mêmes
les effets de la domination symbolique, une socio-analyse qui permet
à chacun de cesser d’être l’objet de son histoire pour
en devenir le sujet, en maîtrisant par le savoir cet autre
que le monde social institue en lui.
Dans ces quelque six-cents pages, où règne le ton neutre
du raisonnement scientifique, se perçoivent parfois des accents
d’une autre tonalité, des éclairs (quand on lit par
exemple que le dominé qui accède à la culture
dominante « est voué à la honte, l’horreur,
voire à la haine de son langage, de son corps, de ses gestes
et de tous ceux dont il était solidaire »), si bien
que derrière ce monument de rigueur et d’imagination, de science
et de conscience, derrière le relecteur de Kant et le technicien
de l’analyse factorielle, on croit deviner quelque chose comme la
souffrance, la lucidité et l’indignation d’un enfant à
qui l’adulte qu’il est devenu n’a pas cessé de vouloir rendre
raison. Par où ce livre, qui n’y fait pourtant qu’une allusion
furtive, nous ramène encore une fois à l’importun Citoyen
de Genève. Dont un adversaire disait qu’ « il n’y a
point d’écrivain plus propre à rendre le pauvre superbe ».
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