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’EST-ON
pas en droit d’attendre de cet « énorme travail d’enquête
empirique et de critique théorique » qu’il conduise
« à une reformulation de toutes les interrogations traditionnelles
sur le beau, l’art, le goût et la culture » ?
Je laisserai de côté ce qui concerne la culture et le
goût : leurs notions sont si diffuses que je craindrais
de m’aventurer dans une mauvaise querelle. Je n’engagerai pas le débat
non plus sur le problème du beau, car je me vois mal ici défendre
Kant délibérément « refusé »
par Pierre Bourdieu pour avoir exposé comme point de vue universel
« la position dans la division du travail intellectuel… des
intellectuels « purs » ou « autonomes » et d’avoir
été ainsi « l’expression des intérêts
sublimés de l’intelligentsia bourgeoise ». Par contre,
je demanderai, dans cette enquête, si remarquable à bien
des égards, où il a été question de l’art ?
Philosophe de profession, je suis foncièrement « empirique »
et passionnément « historien » ; selon P. Bourdieu,
je ne suis sans doute pas digne du nom de philosophe, puisque je ne
pense pas que philosophia perennis soit la fin du travail philosophique.
Et il m’apparaît que ce que nous appelons aujourd’hui art — objet
dans nos sociétés, depuis trois ou quatre siècles,
d’une activité séparée, mais dont on trouve des
manifestations analogues et foncièrement différentes,
parce que liées à d’autres dimensions de la vie sociale,
dans d’autres civilisations et à d’autres époques —
se caractérise comme façon singulière, pour un
individu et une collectivité, de vivre sa réalité,
de l’explorer par le moyen de l’émotion et des affects corporels,
d’approfondir la connaissance qualitative, de saisir toute la force
de l’imaginaire investi dans le réel.
L’art est acte de connaissance et a affaire à la réalité
au même titre que la technique et la science ; il affirme
ce monde-ci et non quelque autre monde qui en serait l’envers. Le
plaisir, qui lui est essentiel, est un mixte où se combinent,
selon les intensités dont les proportions varient, les raffinements
discursifs et les coups de boutoir du corps. Toujours incarnée
matériellement et socialement, et de part en part traversée
par la dynamique historique (et toujours refusant opiniâtrement
les enregistrements des philosophies de l’histoire), l’activité
artistique, celle du « producteur » comme celle du « récepteur »
et de l’interprète, récuse les vaticinations sur l’art
éternel, comme les espoirs normatifs de l’esthétique
et les prétentions régulatrices de la science de l’art.
Certes, cet aspect le plus important à mes yeux, ne saurait
être repéré dans les questionnaires de La Distinction ;
il est dommage qu’il soit également méconnu dans les
analyses qui les accompagnent. Questionnaires et analyses ne présupposent
dans la pensée des groupes sociaux, objets d’enquête,
qu’une idée exsangue de l’art — celle de Théophile
Gautier ou de Heredia…
Peut-on affirmer aussi uniment que c’est cette idée pauvre
qui est dominante ? N’y a-t-il pas une autre dimension plus large
et tout aussi communément répandue, quelles que soient
les appartenances sociales, liée à l’expérience
contingente de chacun qui, au moment où le jugement de goût,
normalisé par le questionnaire, se conforme à la norme
sociale, suggère autre chose ? Non quelque « supplément
d’âme », mais le désir — ou la volonté,
que m’importe ! — d’un remuement qui fasse surgir le monde,
la société, soi-même, autrement que sous les modalités
du déjà vu et du déjà compris.
S’il n’en est pas ainsi, comment comprendre les ferveurs artistico-religieuses
du passé ? Pourquoi les pouvoirs ont-ils tant cherché
à s’entourer d’artistes qui les magnifient ? Pourquoi
Chaplin fait-il encore courir les foules ? Pourquoi des milliers
de bougies (pas seulement celles des touristes) s’allument-elles à
Vérone lorsque le soleil se couche et que retentissent les
premières notes de la Force du destin ? Les jeux
du stade, les engouements de la politique… et Elvis Presley provoquent,
dira-t-on, des effets analogues. Il ne s’agit pas de juger les œuvres,
mais de constater que les goûts, les émotions artistiques
— quelque manipulés qu’ils puissent être par les
opérations de la propagande et du commerce — renvoient
aussi à un acte social, individuel et collectif, qui invente
du réel.
Je sais bien en écrivant ces lignes que j’émets un jugement
de goût qui confirme — s’il en était besoin —
mon appartenance au corps professoral et à l’intelligentsia
bourgeoise. Je persiste à croire que c’est en amont, du côté
de la compréhension philosophique et historienne, et non en
aval, du côté des classifications sociologiques, qu’on
peut « reformuler les interrogations sur l’art ».
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