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  Pierre Bourdieu

 
   

sociologue énervant

 
   

 

Des textes de l'impétrant
 

 
   

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Pierre Bourdieu

  Qui a peur de
  Pierre Bourdieu ?



 

Jérôme Meizoz
Le Temps, SAMEDI CULTUREL, Sa. 12 septembre 1998.

 

 

ourdivin, bourdieusien, bourdieusard ou bourdiabolique ? À chacun de choisir l'épithète de la polémique qui secoue l'automne intellectuel français. Le remuant sociologue dément être candidat aux élections européennes, et publie un nouvel essai.

 La querelle actuelle autour du sociologue Pierre Bourdieu a commencé en 1996 avec le succès sans précédent de Sur la télévision : Bourdieu abandonnait la toge académique — dont personne, après trente ouvrages de fond et diverses consécrations internationales, ne contestait le sérieux — pour le militantisme sociologique, lançant de sévères piques contre les politiciens sociaux-démocrates et les intellectuels médiatiques (dont Bernard-Henri Lévy). En juillet dernier, un long article d'Esprit, accusant Bourdieu de "populisme de la révolte" déclenche un véritable "pour ou contre Bourdieu", du Canard enchaîné aux Inrockuptibles, de Télérama au Monde, sans compter la parution de Le Savant et la politique, ouvrage hargneux d'une ex-bourdieusienne fervente, Jeannine Verdès-Leroux. Rappelons que l'historienne qui déclare, non sans finesse argumentative, que "toute la pensée de Pierre Bourdieu est caricaturale" (L'Événement du Jeudi, no. 721) est éditée par Grasset, où trône justement Bernard-Henri Lévy... À bien lire toutes les pièces de la polémique, on y distinguera deux versants : d'un côté — le plus sérieux — la remise en question du globalisme théorique de la théorie des champs, à laquelle on reproche de ne souffrir nulle contestation sans la réduire à une "résistance" pathologique. De l'autre, dénué d'intérêt, un banal règlement de comptes contre "l'intellectuel le plus puissant de France", qui serait, en fait un "stalinien recuit", "bête" et "pervers" (dixit l'EdJ). Les journalistes, à coup sûr les plus violents dans cette affaire, cherchent ainsi à réduire à une "mode" une démarche intellectuelle dont la constance et la diversité fait de l'ombre à la morne pensée-Antenne 2.

 Et voilà que la polémique rebondit avec la parution, ces jours, de La Domination masculine. Le touchant pigiste de l'EdJ trouve la position de Bourdieu "caricaturale" et se félicite qu'entre hommes et femmes, il reste l'"amour fou, sans arrière-pensées". Plus sérieuse, la spécialiste de l'histoire des femmes, Michelle Perrot (Libération, 27 août) pense que l'on "peut adhérer" à la thèse du sociologue, à quelques réserves près. La féministe Antoinette Fouque, toujours dans l'EdJ, témoigne également en sa faveur. Mais certaines militantes s'étonnent du pessimisme du sociologue quant à la possibilité de modifier les rapports entre sexes. Quelles sont donc les principales thèses de La Domination masculine ?

 L'étude porte sur la "logique de la domination" (raciale, économique, sexuelle, etc.) en général, scrutant ici le cas particulier des relations hommes-femmes. Elle étoffe un long article du même titre, paru en 1990. Nourrie de travaux anglo-saxons récents, elle tend cependant à négliger les travaux féministes français. Deux terrains d'enquête l'alimentent : l'ethnologie d'une société agricole algérienne (les Kabyles) ainsi que l'étude minutieuse du roman To the Ligthouse de Virginia Woolf, point de vue féminin sur la vision masculine du monde : à travers la lucidité de Mrs Ramsay à l'égard de son professeur de mari, Bourdieu détaille les valeurs virilistes de la société androcentrique, où "les hommes sont socialement institués et instruits de manière à se laisser prendre, comme des enfants, à tous les jeux qui leur sont socialement assignés, et dont la forme par excellence est la guerre".

 Reconnaissant l'"immense travail critique" des mouvements féministes, Bourdieu invite toutefois ceux-ci à dépasser l'alternative classique, dans les travaux sur la domination, entre "contrainte" et "consentement" : les femmes ne sont dominés ni par force, ni par acquiescement conscient à la servitude, sans quoi un décret ou la révolte militante suffiraient à mettre fin à ce rapport de pouvoir. La domination masculine se perpétue bien plutôt parce que les femmes, de par l'éducation qui leur a été donnée jusqu'ici, perçoivent le monde social avec les catégories incorporées de la pensée masculine. La "violence symbolique" faite aux jeunes garçons (deviens un homme!) et filles ("baisse les yeux") lors de l'inculcation — dans la famille, par exemple — des schèmes masculins d'interprétation du monde, offre peu de prise parce que, infra-verbale, elle passe avant tout par le corps. Bourdieu rejoint ici les travaux de Michel Foucault. Pessimisme du sociologue? Inquiétude en tout cas : la domination masculine résiste parce que, déshistoricisée par l'éducation, elle se donne comme une nature.

 À l'appui de cette idée, Bourdieu cite nombre de situations de la vie courante : la définition sociale des organes sexuels de l'enfant, le vocabulaire du pénis et du vagin dans diverses cultures, les rôles féminins au travail, le déroulement d'un examen gynécologique aux USA, les "émotions corporelles" incorporées dans la petite enfance, ainsi que le "fashion beauty complex" (ou l'anxiété apprise à l'égard du corps).

 Bourdieu cherche ainsi à dépasser la vision marxiste qui sous-tend le féminisme classique : le machisme n'est pas seulement une "idéologie", une "fausse conscience", il est surtout une incorporation inconsciente, donc durable et résistante, de valeurs issues de la représentation phallocentrée du monde. Ainsi, si la plupart des Françaises interrogées lors d'une enquête souhaitent épouser un homme de plus haute taille qu'elles et professionnellement plus qualifié, c'est parce qu'elles ont intériorisé la vision masculine des rapports entre sexes. La femme contient donc plus d'homme en elle qu'elle en croit, car "la force de l'ordre masculin se voit au fait qu'il se passe de justification". Ce n'est qu'un prix d'une déconstruction de ces schèmes cognitifs, d'une "archéologie objective de notre inconscient" que les femmes peuvent espérer reconquérir une vision propre, et contribuer au "dépérissement" de la domination qu'elles subissent.

Réf : P. Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998, 150 p.

 

ENCADRÉ
Jérôme Meizoz, Le Temps, SAMEDI CULTUREL, Sa.12 septembre 1998.

Plus grand ?

a dernière charge contre Bourdieu émane d'une ex-proche du sociologue, auteur jadis d'un livre dans la collection qu'il dirigeait chez Minuit, promptement effacé de l'actuelle bibliographie de la dame... Historienne, Jeannine Verdès-Leroux s'est faite depuis quinze ans la spécialiste de la dénonciation des errements des intellectuels de gauche. Une Hélène Carrère d'Encausse en plus amer. La seule qualité qu'elle reconnaisse à Bourdieu, c'est son travail pendant Mai 68, au laboratoire de sociologie, plutôt qu'une descente dans la rue avec tous les écervelés. Tout le reste, aveuglément, est une liste de remontrances, qui relève de l'amour déçu: Bourdieu disposerait d'une "théorie très vite échafaudée" (32 livres, tout de même!), sans base empirique (des centaines d'enquêtes, tout de même), à l'écriture "lourde" (le retour de l'institutrice), reposant sur une "vision du monde fantasmatique" des "dominants", inventés de toutes pièces. Vision du monde qu'elle compare audacieusement à celle du fasciste Céline et, plus loin, sans transition, à celle de Lénine... Et hop! On reconnaît ici, sous la hargne de l'exclue, la vulgate anti-intellectualiste teintée de conservatisme chic qui inspirait déjà La Pensée 68 de Luc Ferry et Alain Renaut, publié par le même éditeur: Les extrémistes ne font qu'un (tout ce qui n'est pas centriste est incohérent), les intellectuels critiques sont des rêveurs apocalyptiques qui hypnotisent leur public avec des "mots barbares" (la dame s'offusque que Bourdieu puisse citer Platon en grec et Hegel en allemand!). Enfin, hors du bon sens, toute avant-garde n'est qu'une illusion. Contre l'analyse que Bourdieu (et avant lui, bien des historiens de l'art) a donné de l'urinoir de Marcel Duchamp, l'historienne propose la sienne, qui a l'avantage de la simplicité: "Quant à l'urinoir de Duchamp, n'est-ce pas plutôt l'expression d'une impuissance de l'artiste ?". À cela s'ajoute que Bourdieu est un ignorant jusqu'ici ignoré : "Il est dommage que Bourdieu n'ait jamais connu une journée entière à la Bibliothèque nationale", déplore-t-elle. Alors qu'il existe des objections aux hypothèses de Bourdieu, pourquoi notre arroseuse doit-elle si candidement s'arroser ? S'il n'était si caricatural, son livre aurait pu poser de bonnes questions à une théorie des champs qui, comme toute théorie, gagnerait à être débattue. Interroger les questionnaires de La Distinction (1979) n'est pas sans pertinence, mais il est un peu court d'en conclure après 20 lignes qu'ils ne sont que "mépris" et "méconnaissance" pour les enquêtés... Autogoal, madame Jeannine.

Réf : Jeannine Verdès-Leroux, Le Savant et la politique. Essai sur le terrorisme sociologique de Pierre Bourdieu, Grasset.

     


Pierre Bourdieu

 

Ce texte nous a été aimablement fourni par son auteur; nous l'en remercions :)

 
 

   
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