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I
y a bien longtemps qu'Abdelmalek Sayad avait conçu le projet,
auquel il m'avait d'emblée associé, de réunir
en un ouvrage synthétique l'ensemble des analyses qu'il avait
présentées, dans des conférences ou des articles
dispersés, à propos de l'émigration et de l'immigration
- deux mots qui, il ne cessait de le rappeler, disent deux ensembles
de choses tout à fait différents mais indissociables
qu'il fallait à toute force penser ensemble. Dans un des moments
les plus difficiles de sa vie difficile — on ne comptait
plus les jours qu'il avait passés à l'hôpital
et les opérations qu'il avait subies —, à la veille
d'une intervention chirurgicale très risquée, il m'avait
rappelé ce projet avec une gravité peu coutumière
entre nous. Il m'avait confié, quelques mois plus tôt,
un ensemble de textes déjà publiés ou inédits,
accompagnés d'indications telles que plan, projets de notes
ou questions, pour que, comme je l'avais déjà fait maintes
fois, je les relise et les révise, en vue de la publication.
J'aurais dû — et je l'ai souvent regretté lorsqu'il
m'a fallu assumer seul certains choix difficiles — me mettre
aussitôt au travail. Mais il avait surmonté tant d'épreuves
par le passé qu'il nous semblait éternel... J'ai pu
toutefois discuter avec lui certains partis fondamentaux, notamment
celui de faire un ouvrage cohérent, centré sur les textes
essentiels, plutôt qu'une publication littérale et intégrale.
J'ai pu aussi, lors de nos dernières rencontres (rien ne l'encourageait
plus que ces conversations de travail), lui soumettre plusieurs des
textes retravaillés, que j'avais parfois profondément
transformés, notamment pour les débarrasser des redites
liées au regroupement et les intégrer dans la logique
de l'ensemble, et aussi pour les dépouiller des aspérités
et des complexités stylistiques qui, nécessaires ou
tolérables dans des publications destinées au monde
savant, n'étaient plus de mise dans un livre qu'il s'agissait
de rendre le plus accessible possible, notamment à ceux-là
mêmes dont il parlait, et auxquels il était prioritairement
destiné et en quelque sorte dédié.
À
mesure que j'avançais dans la lecture de ces écrits,
certains que je connaissais bien, d'autres que je découvrais,
je voyais se dessiner la figure exemplaire du savant engagé
qui, affaibli et entravé par la maladie, n'avait pu trouver
le courage et la force nécessaires pour remplir jusqu'au bout,
et sur un terrain aussi difficile, toutes les exigences du métier
de sociologue, qu'au prix d'un investissement à corps perdu
dans une mission (il n'aurait pas aimé ce grand mot) d'enquête
et de témoignage, fondée sur une solidarité active
avec ceux qu'il prenait pour objet. Ce qui aurait pu apparaître
comme une obsession du travail — il ne cessait jamais, même
pendant ses séjours à l'hôpital, d'enquêter
ou d'écrire — était en fait un engagement
humble et entier dans l'exercice d'un métier de service public,
conçu comme un privilège et un devoir (si bien que,
en mettant la dernière main à ce livre, j'ai le sentiment
non seulement de remplir un devoir d'amitié, mais de contribuer
un peu à l'œuvre de toute une vie dévouée à
la connaissance d'un problème dramatiquement difficile et urgent).
Cet
engagement, plus profond que toutes les professions de foi politiques,
s'enracinait, je crois, dans une participation à la fois intellectuelle
et affective à l'existence et à l'expérience
des immigrés. Ayant connu lui-même l'émigration
et l'immigration, dont il participait encore par mille liens familiaux
et amicaux, Abdelmalek Sayad était animé d'un désir
passionné de savoir et de comprendre, qui était sans
doute avant tout volonté de se connaître et de se comprendre
lui-même, de comprendre ce qu'il en était de lui-même
et de sa position impossible d'étranger parfaitement intégré
et pourtant parfaitement inassimilable. Étranger, c'est-à-dire
membre de cette catégorie privilégiée à
laquelle les vrais immigrés n'auront jamais accès, et
qui peut, dans le meilleur des cas, cumuler les avantages liés
à deux nationalités, deux langues, deux patries, deux
cultures, il n'avait cessé, au cours des années, de
se rapprocher des vrais immigrés, poussé par les raisons
du cœur et de la raison, trouvant dans les raisons que la science
lui faisait découvrir le principe d'une solidarité de
cœur de plus en plus totale à mesure que passaient les années.
Cette
solidarité avec les plus démunis, principe d'une formidable
lucidité épistémologique, lui permettait de démonter
ou de détruire en passant, sans avoir l'air d'y toucher, nombre
de discours et de représentations communs ou savants concernant
les immigrés, et d'entrer de plain-pied dans les problèmes
les plus complexes, celui des mensonges orchestrés de la mauvaise
foi collective ou celui de la vraie maladie des malades médicalement
guéris, comme il entrait dans une maison et une famille inconnues
en familier respectueux et immédiatement aimé et respecté.
Elle lui permettait aussi de trouver les mots, et le ton juste, pour
dire des expériences aussi contradictoires que les conditions
sociales dont elles sont le produit, et de les analyser en mobilisant
indifféremment les ressources théoriques de la culture
kabyle traditionnelle repensée par le travail ethnologique
(avec des notions comme elghorba ou l'opposition entre thaymats
et thadjjaddith), ou l'équipement conceptuel du groupe
de recherche intégré dont il savait obtenir les effets
les plus extraordinaires à propos des objets les plus inattendus.
Toutes
ces vertus, dont ne traitent jamais les manuels de méthodologie,
et aussi une incomparable maîtrise théorique et technique,
associée à une connaissance intime de la langue et de
la tradition berbères étaient indispensables pour affronter
un objet qui, comme les problèmes dits de l'« immigration »,
ne sont pas de ceux que l'on peut laisser au premier venu. Les principes
de l'épistémologie et les préceptes de la méthode
sont de peu de secours, en ce cas, s'ils ne peuvent s'appuyer sur
des dispositions plus profondes, liées, pour une part, à
une expérience et à une trajectoire sociale. Et il est
clair qu'Abdelmalek Sayad avait mille raisons de voir d'emblée
ce qui, avant lui, échappait à tous les observateurs : abordant
l'« immigration » — le mot le dit — du
point de vue de la société d'accueil qui ne se pose
le problème des « immigrés » que pour autant
que les immigrés lui « posent des problèmes »,
les analystes omettaient en effet de s'interroger sur la diversité
des causes et des raisons qui avaient pu déterminer les départs
et orienter la diversité des trajectoires. Premier geste de
rupture avec cet ethnocentrisme inconscient, il rend aux « immigrés »,
qui sont aussi des « émigrés », leur origine,
et toutes les particularités qui lui sont associées
et qui expliquent nombre de différences constatées dans
les destinées ultérieures. Dans un article paru dès
1975, c'est-à-dire bien avant l'entrée de l' « immigration »
dans le débat public, il déchire le voile d'illusions
qui dissimulait la condition des « immigrés »,
et révoque le mythe rassurant du travailleur importé
qui, une fois nanti d'un pécule, repartirait au pays pour laisser
place à un autre. Mais surtout, en regardant de près
les détails les plus infimes et les plus intimes de la condition
des « immigrés », en nous introduisant au cœur des
contradictions constitutives d'une vie impossible et inévitable
au travers d'une évocation des mensonges innocents par qui
se reproduisent les illusions à propos de la terre d'exil,
il dessine à petites touches un portrait saisissant de ces
« personnes déplacées », dépourvues
de place appropriée dans l'espace social et de lieu assigné
dans les classements sociaux. Entre les mains d'un tel analyste, l'immigré
fonctionne comme un extraordinaire analyseur des régions les
plus obscures de l'inconscient.
Comme
Socrate selon Platon, l'immigré est atopos, sans lieu,
déplacé, inclassable. Rapprochement qui n'est pas là
seulement pour ennoblir, par la vertu de la référence.
Ni citoyen, ni étranger, ni vraiment du côté du
Même, ni totalement du côté de l'Autre, il se situe
en ce lieu « bâtard » dont parle aussi Platon, la
frontière de l'être et du non-être social. Déplacé,
au sens d'incongru et d'importun, il suscite l'embarras ; et
la difficulté que l'on éprouve à le penser — jusque
dans la science, qui reprend souvent, sans le savoir, les présupposés
ou les omissions de la vision officielle — ne fait que reproduire
l'embarras que crée son inexistence encombrante. De trop partout,
et autant, désormais, dans sa société d'origine
que dans la société d'accueil, il oblige à repenser
de fond en comble la question des fondements légitimes de la
citoyenneté et de la relation entre le citoyen et l'État,
la Nation ou la nationalité. Doublement absent, au lieu d'origine
et au lieu d'arrivée, il nous oblige à mettre en question
non seulement les réactions de rejet qui, tenant l'État
pour une expression de la Nation, se justifient en prétendant
fonder la citoyenneté sur la communauté de langue et
de culture (sinon de « race »), mais aussi la fausse « générosité »
assimilationniste qui, confiante que l'État, armé de
l'éducation, saura produire la Nation, pourrait dissimuler
un chauvinisme de l'universel. Les souffrances physiques et morales
qu'il endure révèlent à l'observateur attentif
tout ce que l'insertion native dans une nation et un État enfouit
au plus profond des esprits et des corps, à l'état de
quasi-nature, c'est-à-dire hors des prises de la conscience.
À travers des expériences qui, pour qui sait les observer,
les décrire et les déchiffrer, sont comme autant d'expérimentations,
il nous force à découvrir les pensées et les
corps « étatisés », comme dit Thomas Bernhard,
dont une histoire tout à fait singulière nous a dotés
et qui, en dépit de toutes les professions de foi humanistes,
continuent à nous empêcher bien souvent de reconnaître
et de respecter toutes les formes de l'humaine condition.
Salah
Bouhedja, Éliane Dupuy et Rébecca Sayad ont participé
à la mise au point du manuscrit, à l'établissement
de la bibliographie et à la confection de l'index.
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