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insi donc, les journalistes
seraient les «nouveaux chiens de garde»,
meute au service de l'ordre établi et de l'idéologie dominante. C'est
du moins ce que l'on retient du pamphlet de Serge Halimi. Certes,
sa cible apparente est l' «élite» de
la profession, ses signatures et ses présentateurs en vue. Mais ils
ne sont éreintés que comme l'avant-garde d'un métier à la dérive.
S'il est quelques « voix dissidentes »,
concède l'auteur, leur « marginalité médiatique
» n'en est pas moins « irréversible
». Sur la route de l'espérance sociale et démocratique,
il aperçoit un obstacle infini et tentaculaire : «
Des médias de plus en plus présents, des journalistes de plus
en plus dociles, une information de plus en plus médiocre. »
De ce Moloch médiatique, tout détenteur de la carte de presse
serait peu ou prou l'instrument et le complice. Serge Halimi ne se
contente pas de le suggérer, il l'écrit : «
Le journalisme s'est enfermé dans une classe et dans une caste.
Il a perdu des lecteurs et son crédit. Il a précipité l'appauvrissement
du débat public. Cette situation est le propre d'un système.
»
« Le » journalisme, donc. Les trois dizaines de
cas d'espèce dont les révérences et les connivences fournissent à
l'auteur sa matière sont autant de pièces à conviction pour accabler
la profession, en général et en particulier. Le livre commence comme
il se termine, par la désignation à la vindicte d'un « ils
» aussi vague que menaçant : « Metteurs
en scène de la réalité sociale et politique, intérieure et extérieure,
ils les déforment l'une après l'autre. Ils servent les intérêts des
maîtres du monde. Ils sont les nouveaux chiens de garde. Or ils se
proclament contre-pouvoir. » Aucun contrepoint, nulle
voix discordante, rien qui puisse laisser entrevoir une réalité plus
complexe et conflictuelle.
À ceux qui, dans l'artisanat du métier, tentent de perpétuer ou d'inventer
une pratique honnête du journalisme, il ne laisse aucun espoir. «
La noirceur de ce bilan tient aussi lieu de pronostic
», annonce-t-il. Pis, les soutiers de la profession, ceux
qui la font vivre sur le terrain et ne se contentent pas d'en commenter
l'exercice, ne sont plus guère que de dérisoires pantins, «
fêtard[s] sur la brèche » du mur de
Berlin, « petit[s] soldat[s] ébloui[s]
» durant la guerre du Golfe, ou naïfs « Rouletabille
» partis chercher l'information à Beyrouth ou à Bagdad
alors que « c'est à Seattle ou à Atlanta que Bill
Gates ou Ted Turner ont déjà arrêté que rien de ce qui se passe au
Liban ou en Irak ne [leur] portera ombrage... ».
Rendre des comptes
Les accusations générales, sans nuances ni éléments contradictoires,
font peut-être les réquisitoires sans appel. Elles font aussi, et
souvent, les erreurs judiciaires. Que l'on ne se méprenne pas
: ce n'est pas le ton polémique de ce libelle qui me dérange,
mais sa démarche intellectuelle. Le journaliste n'a aucun droit à
se prétendre au-dessus des querelles publiques, à l'abri des attaques
et des piques. Il a du pouvoir, parfois même beaucoup de pouvoir.
Il lui arrive de donner des coups. Il est donc inévitable qu'il en
reçoive. Si, d'aventure, des confrères et consoeurs sont offusqués
d'avoir été pris pour cible par Serge Halimi, il leur faudra se faire
une raison en se souvenant de ce droit de « faire
des personnalités » que revendiquait Charles Péguy,
lequel ajoutait à notre propos : « Dans
la grande bataille des puissances de ce monde, le journaliste ne peut
pas porter des coups redoutables au nom de sa puissance, et, quand
les puissances contraires lui renvoient ses coups, dans le même temps
il ne peut pas se réclamer du simple citoyen. »
La cause est entendue : le journalisme doit rendre des
comptes. Ce fut déjà dit et écrit. Mais, cherchant à renouveler le
genre, l'auteur s'en tient à une jauge idéologique :
refus de la « pensée unique », dénonciation
de la vulgate libérale, critique des dogmes maastrichtiens. Or, à
cette aune, que découvre-t-il ? Que le journalisme reflète
l'idéologie dominante du moment. Mieux encore : que ce
n'est pas sur lui qu'il faut compter pour bouleverser l'ordre des
choses, mais sur le mouvement réel de la société. Grande découverte
! Et après ? En quoi cette démonstration aux allures
de condamnation nous aide-t-elle à penser le journalisme ?
A définir les conditions de son utilité sociale et démocratique
? A réfléchir à une pratique citoyenne du métier ?
La critique idéologique du journalisme ne se contente pas de tourner
vite court. En creux, elle induit une conception manichéenne de la
profession et une vision instrumentale de l'espace public. L'auteur
s'en tient uniquement à l'idéologie spontanée que véhiculent commentateurs
et éditorialistes. Il épouse sans réticences ce tropisme français
qui glorifie le journalisme de commentaire au détriment du journalisme
d'information. Le travail d'artisan que requiert la production de
petits faits vrais, la mise en scène d'informations honnêtes, l'organisation
d'un débat d'idées pluraliste, toutes ces contraintes légitimes qui
pèsent sur les médias d'informations générales n'entrent pas dans
son propos. Il ne s'en tient qu'aux discours. Et, sans trop d'espoir,
voudrait les entendre changer de registre idéologique.
Une fois passé l'effet de curiosité guignolesque pour le jeu de massacre
ad hominem, c'est alors que son livre suscite un malaise. Un
journaliste qui, à longueur d'éditoriaux, critiquerait la monnaie
unique, dénoncerait l'impérialisme américain, ferait l'éloge de la
nation républicaine serait-il forcément un bon journaliste ?
Suffit-il d'être dans le bon camp, de défendre les bonnes idées, d'écouter
les bons maîtres à penser, pour bien faire ce métier ?
En d'autres termes, le jour, s'il advient, où les idées de Serge Halimi
seront devenues l'idéologie dominante du moment, les journalistes-chiens
de garde seront-ils pour autant sortis de leur chenil ?
Bref, suffit-il de changer l'idéologie du milieu pour le rendre acceptable
?
Ce remède- là serait évidemment pire que le mal. Or la «
logique de la responsabilité » dont l'auteur
se fait le héraut semble y conduire. En cette fin d'un siècle où il
fut trop souvent minuit, il devrait pourtant se souvenir qu'il y eut
aussi, à gauche, un journalisme couché, de connivence et de révérence,
qui nous a joué bien des tours. Ne se pensaient-ils pas dans le bon
camp, épousant la juste ligne, ceux qui écartaient les faits qui les
dérangeaient, de la mascarade des procès de Moscou aux ravages du
Grand Bond en avant, en passant, dans un passé récent et moins dramatique,
par la part d'ombre du mitterrandisme ?
De fait, Serge Halimi lui-même écarte les faits qui contredisent sa
démonstration. L'historien du futur qui, le lisant, voudrait se faire
une idée du paysage médiatique français ne découvrirait qu'une profession
conservatrice, manipulée et uniforme, dont trente notabilités donneraient
le ton, la troupe se contentant de suivre. Il ne saurait pas qu'il
y eut aussi des journalistes pour rendre compte des impatiences sociales,
donner la parole aux grévistes de 1995, enquêter sur le labeur des
routiers, comprendre le mouvement des chômeurs, écouter patiemment
le malheur diffus qu'exploite l'extrême droite, rendre compte du drame
des sans-papiers à rebours des replis xénophobes, suivre pas à pas
les contradictions d'une construction européenne manquant d'ambition
politique et sociale, trouver des solutions inédites pour donner à
voir la détresse du peuple algérien plongé dans une guerre sans images,
refuser la raison d'Etat française face aux crimes contre l'humanité
commis en Bosnie, discuter les fausses évidences qu'assènent ceux
qui voudraient tirer un trait d'égalité entre nazisme et communisme...
Aux yeux de Serge Halimi, cette réalité-là, dont témoigne notamment
Le Monde, ne compte pas. Il lui arrive même de l'ignorer sciemment.
Par exemple, au chapitre de la « confluence idéologique
de la droite et d'une bonne partie de la gauche autour de priorités
économiques à peu près identiques » et de l'accompagnement
des « choix de la classe dirigeante »,
il épingle un passage d'un entretien que j'ai accordé en 1996
à la revue Le Débat (1). Evoquant la place du service « Entreprises
» dans notre nouvelle formule, je souligne « un
choix dénué d'ambiguïtés : la micro-économie, les marchés
et la finance, sans complexe, sans ce rapport trouble, voire hypocrite,
au monde de l'argent qui nous a parfois handicapés ».
Si l'auteur avait prolongé la citation, son lecteur aurait compris
que je voulais simplement dire que même la critique de l'économie
ne pouvait se passer d'informations fiables, précises et pointues,
pêchées au coeur de la réalité marchande. Il est vrai que, pour Serge
Halimi, l'information n'est pas un enjeu de vérité, puisqu'elle se
dissoudrait inéluctablement dans l'idéologie. C'est ainsi que son
lecteur ne saura pas, puisqu'il oublie de le rappeler, que cet entretien
avait notamment pour thème le traitement par Le Monde des grèves
de 1995, mes contradicteurs y suspectant « la jubilation
de militants recyclés devant un mouvement social qui réveillait leurs
espérances de jeunesse »...
Penser la crise et l'événement
Cet oubli ne serait qu'une faute vénielle et ne mériterait pas qu'on
s'y attarde si Les Nouveaux Chiens de garde n'était publié
sous un patronage redoutable : celui du savoir et de
la rigueur. La collection « Liber - Raisons d'agir
», où il est paru, affirme en effet présenter « l'état
le plus avancé de la recherche sur des problèmes politiques et sociaux
d'actualité » et diffuser « le savoir
indispensable à la réflexion et à l'action politiques ».
Comment, dès lors, ne pas le juger à l'aune de cette ambition
? Et, du coup, le récuser pour ses approximations et sa partialité
? A moins que cette posture savante autoproclamée ne donne
la clé de ce refus de penser une profession dont l'exercice est consubstantiel
d'un espace public démocratique, de ses conflits nécessaires et de
ses contradictions enrichissantes.
Maître d'oeuvre de « Liber - Raisons d'agir »,
Pierre Bourdieu n'avait-il pas déjà tracé la route qu'emprunte Serge
Halimi en signant le premier titre de cette collection ?
Dans Sur la télévision, il affirme son refus radical de la
« collaboration » avec les médias,
n'hésitant pas à établir une « correspondance frappante
» entre « collaborer avec les médias
» et « collaborer avec l'ennemi nazi »
! L'attitude peut surprendre, mais elle n'en est pas moins cohérente
avec une vision schématique de l'univers médiatique qui n'est pas
sans rappeler l'approche par Pierre Bourdieu du monde scolaire. De
la même façon que, en 1970, l'auteur de La Reproduction tenait
l'école pour le deus ex machina de la reproduction sociale,
dans une auto-institution permanente et harmonieuse cohérente avec
l'ordre social, Pierre Bourdieu ne prend pas en compte les conflits
et les contradictions qui traversent aujourd'hui le journalisme, affirmant
au contraire que son illusoire autonomie serait d'une parfaite fonctionnalité
pour l'idéologie conservatrice.
La place manque ici pour discuter une démarche théorique qui, à nos
yeux, loin de penser la crise et l'événement, met en scène l'éternité
circulaire du pouvoir des puissants sur les dominés. En revanche,
ce qui est certain, c'est que, s'agissant du journalisme, elle constitue
une invitation non pas à la « résistance »,
comme le pense Serge Halimi, mais à la désertion. De ce point de vue,
le parrainage du Paul Nizan des Chiens de garde n'est pas innocent.
En 1932, le jeune agrégé de philosophie ne se contente pas de déclarer
la guerre à ses anciens maîtres. Il annonce qu'il entend quitter le
métier de philosophe pour se mettre au service de l'appareil communiste
- dont il accompagnera l'aveuglement stalinien avant de rompre courageusement
après la signature du pacte germano-soviétique.
Comme ce Nizan-là, Serge Halimi semble las du métier qu'il revendique,
fatigué du journalisme, de son « tas de sable
» répétitif, de ses misères quotidiennes, de ses batailles
usantes, de son artisanat infini. Pour notre part, nous n'y renonçons
pas.
(1) « La plume dans la plaie »,
Le Débat, no 90, Paris, mai-août 1996.
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