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livre que vient de publier Pierre Bourdieu, Sur la télévision,
pour dénoncer « l'emprise du journalisme »
reçoit un accueil généralement favorable
de la part des journalistes. Il vaut la peine de s'arrêter un
instant sur quelques aspects surprenants de ce paradoxal brûlot
qui vise à diffuser dans le grand public « les
acquis de la recherche sur ta télévision ».
Ce n'est pas la première fois que le grand sociologue cherche
à rendre ses concepts accessibles au plus grand nombre : divers
ouvrages de vulgarisation balisent son parcours (Questions de sociologie,
Choses dites, Réponses). Le très remarquable
succès de quelques ouvrages savants de l'auteur, habitué
des listes de best-sellers (La Distinction, La Misère du
monde, etc.), rend d'ailleurs cette opération de médiation
plutôt redondante : mais peu importe.
Peu
importe également qu'on ne discerne pas, dans ce qui apparaît
à la lecture profane comme un pamphlet fort bien tourné,
les chantiers de recherche dont on nous présenterait les « résultats ».
Chacun sait que les leçons télévisées
dont on lit ici la transcription sont la traduction « à
chaud » de la fureur, fort compréhensible, de l'auteur,
à l'issue d'une émission de télévision
où il n'avait pu s'exprimer dans de bonnes conditions.
Le
message est clair : la logique du marché exerce une
emprise croissante sur le « champ journalistique », lequel
contribue à son tour, dans d'autres secteurs de la production
culturelle, à l'accroissement de la pression du commercial
sur le « pur ». Le sociologue ajoute sa voix à
un ensemble de protestations contre la tyrannie de l'Audimat qui n'ont
pas besoin de justification scientifique pour se faire entendre. Les
propos que viennent d'échanger Claude Allègre et Denis
Jeambar dans la revue Le Débat (janvier 1997) sont nettement
plus stimulants, bien qu'ils n'affichent aucune prétention
scientifique : on peut s'y faire une idée plus claire
des mécanismes qui ont conduit récemment à la
domination d'une forme de journalisme politique très connivente
avec son objet.
L'idée
selon laquelle il est de plus en plus difficile pour l'intellectuel,
s'il veut être entendu, de rester sourd aux sollicitations du
marché, constitue un solide lieu commun. Cette idée
reçue mériterait pourtant de ne pas être prise
comme allant de soi. On pourrait ainsi se demander quel type d'épreuve
permettrait de confirmer la thèse de la solitude croissante
de l'intellectuel « pur » : la comparaison de
la réception des travaux de Durkheim et de Bourdieu par leurs
« champs journalistiques » respectifs serait
sans doute instructive à ce sujet.
Pierre
Bourdieu n'évoque qu'en passant la nécessité
de placer ce genre de constat dans une perspective historique. Il
est d'ailleurs piquant de noter que la seule référence
que fait le sociologue à des travaux historiques sur la profession
soit l’œuvre d'un journaliste, Thomas Ferenczi.
Un
thème domine le travail récent de Bourdieu : les
menaces sur l'autonomie du champ intellectuel n'ont jamais été
aussi fortes qu'en cette fin de siècle du fait qu'il existe
de nouveaux mécanismes corrupteurs, à travers les transformations
des médias et du mécénat. La vraie question n'est
pas ici celle de l'emprise croissante du journalisme, mais celle de
l'incroyable fragilité des savoirs des sciences sociales, lesquelles,
en dépit de la puissante rhétorique de la « coupure
épistémologique », peuvent abandonner en quelques
instants une autonomie laborieusement conquise. Plaisante science
qu'un fleuve télévisuel borne !
De
quelle science s'agit-il donc ? Il semble que ce que Bourdieu
a en tête lorsqu'il évoque l'autonomie du champ scientifique,
c'est plutôt la représentation héroïsée
du grand écrivain du XIXe siècle,
capable de se construire une tour d'ivoire et de créer ainsi
un espace d'autonomie et de liberté. En célébrant
de manière obsessionnelle le geste du grand créateur
dans sa version XIXe siècle, la sociologie accomplit
une tâche paradoxale, qui revient à foumir des justifications
renouvelées à une forme ancienne d'hagiographie littéraire.
Le
livre de Pierre Bourdieu associe deux types d'affirmations : les
premières, plutôt convenues, concernent le traitement
courant de l'information par la télévision (recherche
systématique du sensationnel, scansion très rigide du
temps, privilège accordé aux faits divers et au sport)
et l'inégalité des ressources dont disposent les agents
sociaux face au dispositif télévisuel (mais avons-nous
besoin d'une grosse artillerie scientifique pour savoir que Bernard-Henri
Lévy est plus à l'aise devant la caméra qu'un
cheminot gréviste ?).
Les
secondes, fondées aussi sur une idée plutôt triviale,
celle de la fabrication des événements, sont plus surprenantes : ainsi
la question du foulard islamique n'existerait que parce que les journalistes
auraient produit, par l'usage de mots, un effet de réel.
Sans cette recherche d'effet, on en serait, semble-t-il, resté
à une simple histoire de port de fichu. On n'ose imaginer ce
que des disciples zélés mais limités, s'il s'en
trouve, pourraient tirer de ces affirmations en les appliquant à
d'autres situations.
La
stigmatisation réitérée des « journalistes »
pourrait simplement être considérée comme
la conséquence de l'effort désespéré,
mais vain, de toute épistémologie qui assimile les sciences
sociales aux sciences de la nature pour produire artificiellement
de la démarcation avec tous les autres discours sur le social.
Cette stigmatisation, il faut le souligner, n'est pas constante dans
l’histoire de la sociologie (Max Weber, Raymond Aron et plus près
de nous Bennett Berger ont insisté sur l'intérêt
de l'expérience journalistique pour le travail même du
sociologue).
Nous
n'avons rien à gagner à la curieuse alliance entre une
théorie de la science fondée sur l'affirmation éternellement
martelée du fait qu' il n'y a de science que du caché »
et une pratique discursive que rien ne distingue du pamphlet ou de
l'invective et qui ressemble tant à ce que nous avons déjà
entendu ailleurs sur la télévision. Le caractère
de plus en plus marginal du recours à l'injure dans l'univers
du journalisme constitue bien plus une avancée démocratique
qu'un effet de censure : nous souhaitons que les sociologues
renoncent à l'insulte d'allure scientifique dont il est fait
si grand usage dans Sur la télévision.
Pierre
Bourdieu, auquel nous sommes redevables de tant de bonheurs conceptuels,
nous a appris à déjouer les pièges de l'usage
du langage ordinaire dans nos disciplines. Parler sans cesse du « journalisme »
comme s'il s'agissait d'une entité objective, c'est sans
doute être victime de l'illusion du réalisme des êtres
collectifs. L'idée selon laquelle le « champ journalistique,
comme les autres champs, repose sur un ensemble de présupposés
et de croyances partagées (par-delà les différences.
de position et d'opinion) » permet en dernière analyse
de penser de manière unitaire le monde du journalisme (la télévision
y avant un statut paradigmatique).
Les
profanes adressent souvent aux sociologues une objection massive et
peut-être mortelle : loin d'être un élément
d'élucidation du monde social, leurs « découvertes »
ne leur apprendraient rien qu'ils ne connaissent déjà
clairement à travers leur expérience quotidienne. Le
grand écart que fait Pierre Bourdieu entre l'argument d'autorité
scientifique dogmatiquement asséné et le recours à
des stratégies narratives ou interprétatives qu'il est
impossible de distinguer de celles qui ont cours dans le monde ordinaire
rend difficile la justification de la pratique sociologique. Ce grand
écart est sans doute à l'origine du fantastique succès
public des travaux récents de Pierre Bourdieu. La science dont
il est question ici est immédiatement accessible au journaliste
le moins attentif. Mais ce succès et cette impression de compréhension
immédiate désignent en même temps les limites
d'un parti exotérique qui n'ose jamais vraiment s'afficher
comme tel.
En
affirmant que son travail n'est qu'un « pis-aller »
par rapport à celui que mène Jean-Luc Godard sur
« la critique de l'image par l'image », Pierre
Bourdieu, en dépit de son assurance savante, donne congé
à l'exigence empirique des sciences sociales. À ce compte,
mieux vaut aller au cinéma.
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