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que je me mets à écrire ici, je
ne sais où cela trouvera sa place. Que les lectorats m’excusent,
je ne calcule pas, je lâche mon enthousiasme, mes applaudissements,
mon plaisir, je vous demande de venir voir, j’ai trouvé ceci
ou cela, un oisillon, un champignon jamais vu, un accord jamais entendu,
une pierre d’un brillant surnaturel, une paire de pompes (eh oui,
c’est selon !) incroyable, etc. Je ne l’ai pas trouvé.
Quelqu’un m’a dit, lis ça, je crois que cela te plaira. J’ai
lu 79 pages dans le métro, j’aurais pu les lire entre Orléans
et Romorantin, cela dit pour ceux qui n’habitent pas en Région
parisienne et pensent que tout se règle à Paris. Attention !
tout ce que je vous dis à à voir avec Mossa,
le livre de Patrick Beurard-Valdoye publié chez Al Dante. Pour
commencer, que je vous donne un mot de mes relations avec ce monsieur,
que vous n’alliez pas me suspecter d’ascenseur et autre faridondaines.
Je ne connais pas Patrick Beurard-Valdoye. Je sais pour l’avoir lu
qu’il a dit beaucoup de bien de certaines pages que j’ai écrites
dernièrement. Et je me méfie de ceux qui disent du bien
de mes pages, je tombe le plus souvent sur un malentendu. Quelqu’un
m’offre ce livre, Mossa, avec une allusion : Patrick Beurard-Valdoye
se prend au sérieux. Cela, ce serait, pour moi, a priori, un
bon point. Tout de même, je me méfie. Je vous le dis
pour vous montrer que j’ouvre le livre avec précaution, avec
retenue. J’en lis donc 79 pages dans le métro. J’arrive chez
moi essoufflé. C’est que je n’ai pas l’habitude de lire tranquillement,
j’en demande, j’en demande, je vérifie, je vérifie.
Non. Patrick Beurard-Valdoye me prie de le lire plus lentement. Ce
n’est pas lui qui me le demande, c’est la page qu’il a écrite.
La page Beurard-Valdoye. Et, je vous prie de me croire, M’essuie-glaces,
je ralentis, je me couche à deux heures du matin à la
page 348. Non sans avoir couru plusieurs fois à la chambre
où une jeune et jolie femme me comprend, accepte mes folies
de lecteur, où je lui lis une page ici et là, et elle
rit, et elle sourit, d’entendre. Et qu’entend-elle ?
Des retrouvailles ! Je vous le dis tout de go, c’est le temps
retrouvé. Avec la pente, le précipice possible où
tout dégringolerait dans la nostalgie de vos dix ans, de votre
enfance chez les grands-parents, voici la présence possible
de ce que nous perdons chaque jour, notre vocabulaire, notre syntaxe,
notre rythme, notre histoire. Et j’applaudis aux mots que je n’entends
plus, et je lis attentivement les listes, noms de lieux, noms de personnes,
noms des outils, des clous, des tranchées, des batailles, des
écluses, des collines, des hameaux, des prés, des taillis.
Patrick Beurard-Valdoye est un grand marcheur, il a les pieds boueux,
les pieds dans la boue, la boue d’hier, d’avant-hier, d’aujourd’hui,
et de demain. Il marche et tout se soulève, il ne craint rien,
prend la mémoire à bras le corps, comme faisaient les
ouvriers des forges, les tisserands des draps, les curés, oui,
les curés, des crucifix. Croyez-moi, il n’a peur de rien, pas
même des crucifix. Bien. Qu’est-ce qu’il en fait ?
Parce qu’il faut en faire quelque chose, sinon, n’est-ce pas, journalisme,
télévision, reportage, éternel reportage (on
disait ça il y a plus d’un siècle déjà),
commentaire, et le reste, et perluette (comme il dit). Justement.
Il écrit, Patrick Beurard-Valdoye : perluette. De ce que
je vous brasse, il fait des phrases, avec des « perluette »
dedans, et d’autres mots bizarres, des « lentendus »,
des « portations », je ne vais même pas
vérifier parce qu’il m’apprend à les écrire,
ces mots qu’il trouve en français. Qu’il trouve, vous
m’entendez ? Trouver, c’est le boulot du troubadour. Vous
vous plaignez, — non vous ne vous plaignez pas, nous n’en sommes
plus là, — de ne plus avoir de poète ? Cessez
de vous plaindre. Ils sont là : Mossa. Donc Patrick
Beurard-Valdoye en fait des phrases, des phrases qu’il trouve dans
la glaise de la Meuse qu’il descend, comme Venaille a descendu l’Escaut.
Les poètes descendent, c’est connu : J’ai descendu
dans mon jardin. Son jardin ! Descendez avec lui, à
son rythme, respirez, ralentissez, accélérez, à
haute voix s’il le faut, croyez-moi, la jouissance n’est pas loin :
elle vous guette.
Il y résiste, et vous y résisterez avec lui. Car chez
Patrick Beurard-Valdoye, pas de simagrées, poétiques,
justement. Pas de semblant. Pas de comédie, pas de théâtre,
pas de défi, pas de perversion. De la corde tendue à
se rompre comme disait Francis Ponge du classique. Et des histoires ?
Des histoires, vous en aurez. Vu qu’il n’y a aucun semblant ici, du
côté de la Meuse, de Mossa. Ces histoires-là
vous permettrons de retrouver la vôtre, votre grand-oncle vous
sautera à la gueule, et la cousine, celle qui s’est suicidée,
et celui-là, un neveu, une grand-tante ? au bout c’est
l’Histoire retrouvée, mais celle qui ne vous ment pas, celle
du dehors des journaux et des livres, celles des crânes, des
os, des obus qu’on retrouve dans des champs qui n’en sont plus.
Vous les voyez les valeurs aujourd’hui transformées en valeurs
boursières, les valeurs qui ne sont pas « ce que
ça vaut ». Qu’est-ce que ça vaut Mossa,
la Meuse ? Ça ne vaut rien sinon placé aux côtés
des tranchées, des randonnées de Rimbaud et Verlaine,
de la construction des Centrales Nucléaires avec le populo
qui gueule. Vous les voyez les positions qu’il prend le Beurard-Valdoye,
du tireur couché, du missionnaire, du yogi tantrique, du chaman
sibérien, du français, de la langue française
qui se plie à tout mais surtout à ce qu’il veut faire.
Vous les voyez les décisions, les élans, les repos,
les pauses, les refrains, les liens tissés, les folies françaises
encore une fois, folies du temps où l’on ne savait pas que
cela n’allait pas durer.
Voilà. Pourquoi j’écris cela ? Parce que j’aurais
voulu qu’on l’écrive à mon propos quand il en était
temps ? Certainement et toute honte bue. Je n’ai pas découvert
Patrick Beurard-Valdoye qui a un nom aussi compliqué que celui
de Villiers de l’Isle Adam. Je ne vous propose pas de le découvrir.
Je ne crois pas me chercher un nom plus simple que le sien. Je vous
demande de le lire, de vous prouver que rien n’est perdu, que tout
est à perdre, à chaque fois. Avec Mossa, vous
jouerez vraiment, toute la mise sur le tapis.
Mettez qu’une semaine passe. Elle vous permet de terminer le livre
où vous n’en étiez qu’au trois-quarts quand vous avez
décidé d’avertir le grand nombre et quelques personnes
triées sur le volet. Celles-là vous sourient avec commisération,
soit parce qu'elles savaient (alors pourquoi ne vous avaient-elles
pas prévenu ?), soit parce qu'elles n'apprécient
pas le caractère de l’auteur (et vous leur conseillez de passer
outre). Ces quelques jours vous permettent le regard froid de l’homme
d’affaires, du calcul égoïste, celui dont on dira qu’il
est objectif. Un, vous vérifiez que la critique la plus élogieuse
emporte avec elle sa part d’agressivité. Deux, vous remarquez
une fois de plus que le contemporain n’est pas le meilleur critique,
la présence du corps de l’autre, son fichu caractère,
obscurcit la lecture : souvenez-vous du recul de Jules Renard
devant le délabrement de Verlaine, de la gêne d’un public
devant l’effarement d’Artaud ; comme si nous autres les contemporains
nous ne puissions laisser pour les suivants qu’une simple marque,
un avertissement, un piquet trempé de minium, ils verront.
Et les suivants, nos arpenteurs, comme Beurard-Valdoye lui-même,
d’y aller, de vaquer, de prendre ces piquets et de les déplacer,
remarquant d’autres lieux, d’autres beautés, d’autres histoires.
Trois, j'ai lu une phrase vraie-fausse chez Philippe Sollers :
« Il n'y a pas de crise de la poésie. Il y a qu'un
immense et continuel complot social pour nous empêcher de la
voir. » (page 395 de Eloge de l'infini) Ça
sonne vrai. C'est vrai. C'est faux : la poésie est crise,
c'est le coup de dés jetés à chaque coup, et
pas un seul gardé par-devers soi sinon c'est triché.
C'est faux : on nous empêche de la lire. Remarques
valables pour le travail de Beurard-Valdoye, crise d'une part, et
lecture empêchée de l'autre. Empêchée comment ?
Comme on fait aujourd'hui, calmement, silence. Mes phrases sont vraies-fausses
également. Ce n'est pas ça. Mallarmé, c'était
silence. Verlaine, c'était quel alcoolo et silence. Donc ce
n'est pas ça. Le « sensure » de Noël
est plus juste. Il y a quelque chose qui engloutit immédiatement,
qui engloutit quoi ? la poésie ? Mettons. Qui engloutit
la singularité. Si les livres de (j’avais mis un nom, mais
après tout, choisissez votre auteur) ne sont pas lus, ou si
peu, ce n'est pas seulement le silence engloutisseur des médias,
c'est qu'il faut se ressaisir pour les lire. De même Beurard-Valdoye :
j'aurais pu faire confiance au catalogue de son éditeur, aux
revues qui l’ont publié, mais non, il aura fallu que quelqu'un
me tende ce livre que j'ai pris avec réticence, et je me suis
ressaisi pour le lire, et j'ai applaudi. Il a d'abord fallu que je
me ressaisisse. C’est la morale de la critique, la critique
est morale : ressaisissez-vous*.
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les amateurs documentés liront avec bonheur, d’Adorno, le chapitre
8 de Minima Moralia, Payot 1991.
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