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Sociologie
et anthropologie chez Pierre Bourdieu,
Le paradigme anthropologique kabyle et
ses conséquences théoriques.
Lahouari
ADDI
chapitre 3 pages 60-76
Les limites idéologiques du nationalisme algérien.
Prenant
contact avec l'Algérie en pleine guerre, Bourdieu a été
favorable à l'Indépendance de ce pays, éprouvant
de la sympathie, pour les gens rencontrés lors de ses enquêtes
de chez qui il recueille des interviews où il découvre
la profondeur des ruptures causées par la colonisation. Mais
bien que favorable à la cause nationale des Algériens,
il n'a jamais considéré que leur quête pour l'Indépendance
était une révolution, dans la mesure où l'état
économique et culturel de la société dominée
ne permettait pas, selon lui, la prise de conscience révolutionnaire
qui suppose que les agents aient une vision claire de l'avenir. Cette
idée, Bourdieu l'exprimera durant toute sa carrière,
prenant ainsi ses distances vis-à-vis des analyses marxistes
ou néo-marxistes qui prêtent aux peuples du tiers monde
des capacités révolutionnaires qu'ils n'ont pas. Pour
lui, une révolution est un projet politique conscient qui ne
peut être formulé par que par des groupes conscients
de leurs forces . Or, pense-t-il, les Algériens vivent dans
une précarité qui favorise l'esprit de révolte
mais qui empêche la prise de conscience révolutionnaire
en raison d'une propension au millénarisme que nourrissent
les espérances magiques. La révolution se situe entre
l'espérance et le possible ; au-delà de celui-ci,
l'espérance est prise en charge par le millénarisme,
l'utopie, l'imaginaire, le fantastique, etc. La domination subie par
les Algériens n'a jamais été saisie dans sa réalité
objective mais plutôt interprétée comme l'expression
d'une volonté maléfique, ce qui donne au politique des
formes psychologiques qui n'ouvrent aucune perspective de dépassement
de la domination. La situation post-coloniale n'a du reste pas résolu
les contradictions qui minaient l'ordre colonial, reproduit après
l'Indépendance malgré un discours populiste verbalement
généreux. La révolution, dira implicitement Bourdieu,
ne dépend pas de la générosité de l'élite
dirigeante tentée de reproduire la domination.
1.
Révolte et révolution
Pour
critiques que soient les travaux de Bourdieu à l'endroit de
l'ordre colonial, montrant que celui-ci ne permet pas aux colonisés
de sortir du dénuement, ils ne versent ni dans le misérabilisme
ni dans une sociologie complaisante de la " culture de la
pauvreté ". Il ne croit d'ailleurs pas aux vertus
révolutionnaires de la pauvreté qui mutile l'homme en
le livrant à l'imaginaire. Sa sociologie n'exalte pas la pauvreté,
elle dénonce ses cause sans pour autant tomber dans le populisme.
Refusant la théorie volontariste de la prise de conscience
révolutionnaire découlant de la philosophie du sujet
de Jean-Paul Sartre, Bourdieu s'est gardé de prêter à
l'Algérien des qualités révolutionnaires parce
que, explique-t-il, les " espérances subjectives
ont partie liée avec les conditions objectives ".
Concevant la révolution comme une rupture avec un présent
à substituer à un futur probable par une construction
politique qui suppose la capacité de se projeter dans un avenir
maîtrisable, il rappelle que la prise de conscience révolutionnaire
ne peut être le résultat d'une ferveur collective, à
moins de la confondre avec toutes les utopies des mouvements de foules
que les siècles précédents ont aussi connus.
Le projet révolutionnaire est lié aux conditions sociologiques
contenant en elles-mêmes des " éventualités
probables ", c'est-à-dire que pour que l'oppression
débouche sur la prise de conscience révolutionnaire,
il faut que l'ordre social contienne en lui-même son dépassement.
Il n'est pas une " confrontation sans antécédent
du sujet avec le monde " comme semble l'affirmer J-P.
Sartre qui " s'insurge non sans raison, contre la sociologie
objective (je dirais objectiviste) qui ne peut saisir qu'une socialité
d'inertie ". Mais si l'objectivisme qui sous-estime
la capacité des individus à faire la révolution
est à écarter, le subjectivisme qui la surestime est
aussi à rejeter parce que celle-ci ne relève pas de
la pure intention du sujet. Ce dernier est porteur d'un habitus qui
réconcilie " la chose et le sens "
dans un équilibre entre la fidélité à
soi-même et le désir de changer. Mais ce qui est important
pour Bourdieu, ce n'est ni l'un ni, l'autre, mais la capacité
de changer et de créer un monde réel différent
abolissant la contradiction devenue insupportable pour les individus.
Plus cette capacité est faible, plus grande est la tentation
de confier le changement à l'imaginaire qui enchante la réalité
au lieu de la transformer.
Si
Bourdieu n'a pas versé dans le tiers-mondisme ambiant des années
1960, c'est parce que sa sociologie met l'accent sur les capacités,
et surtout l'incapacité concernant des sociétés
du tiers monde, à concevoir le changement avec une perception
du futur en relation avec la maîtrise du présent dans
la reproduction de la vie quotidienne. Rejoignant une thèse
marxiste pré-léniniste, il argumente que ce ne sont
pas les plus pauvres qui feront la révolution même si
leurs conditions de vie les amènent à se révolter.
Il appuie cette position par une citation de Durkheim, extraite de
Les règles de la méthode sociologique : " C'est
parce que le milieu imaginaire n'offre à l'esprit aucune résistance
que celui-ci, ne se sentant contenu par rien, s'abandonne à
des ambitions sans bornes et croit possible de construire ou, plutôt,
de reconstruire le monde par ses seules forces et au gré de
ses désirs ". Cette citation donne tout son
sens aux utopies révolutionnaires et aux millénarismes
apparus à la faveur de la libération des peuples du
tiers monde, annonçant leur échec du fait même
qu'ils sont l'expression politique de conditions sociologiques si
précaires qu'elles ne permettent pas d'envisager de les dépasser.
Les révolutions qui ont éclaté dans des conditions
sociale de misère économique et de pauvreté culturelle
- et la Russie en est un exemple - ont développé
une dichotomie schizophrénique entre le discours clamant la
générosité du but final et les moyens et méthodes
souvent inhumains utilisés qui ont substitué une inégalité
à une autre parfois plus profonde. Les exemples historiques
ne manquent pas, de l'Union soviétique à l'Algérie,
ou pire encore, au Cambodge de Pol Pot, qui ont malheureusement donné
raison à Bourdieu.
Pour
être révolutionnaire, un mouvement doit être l'expression
d'un refus d'une réalité oppressive à changer
non pas par la générosité du discours, mais par
la volonté de transformer les rapports sociaux, à commencer
par abolir les rapports d'autorité arbitraires que l'enthousiasme
de la mobilisation populaire a fait accepter dans une organisation
comme celle du FLN, dont des responsables n'ont pas hésité
à tuer des militants usant de la liberté de critique
et d'expression. Le discours apologétique de l'utopie révolutionnaire
de Frantz Fanon a caché les rapports réels dans l'organisation
du FLN, dont les responsables ont reproduit les mécanismes
traditionnels d'allégeance, cherchant prestige et pouvoir en
se posant comme les plus nationalistes et en soupçonnant de
trahison à la cause nationale leurs concurrents potentiels.
Cette mécanique d'anarchie au sommet et de terreur à
la base par lesquelles le FLN s'est rendu célèbre (le
mot Eljabha était autant source de fierté que de peur),
au-delà de sa victoire sur la France coloniale est le reflet
d'une indigence idéologique et d'une pauvreté culturelle
qui renforcent l'aliénation poussant des hommes à égorger
d'autres hommes au nom d'un Dieu nouveau, la Révolution, d'autant
plus implacable et sans miséricorde qu'il devait s'imposer
au début par la terreur et la brutalité. Il faut avoir
en tête la hantise de ces nombreux militants sincères
qui apprennent un jour que la Direction (elqayada), la Révolution
(etawra), l'Armée (eljeich)... leur retirent la confiance pour
avoir fait preuve de scepticisme à l'égard de telle
ou telle décision ou à l'égard de tel ou tel
dirigeant, pour prendre la mesure de l'aliénation de ceux qui
prétendent se réclamer d'un mouvement de libération
supposé libérer de la domination coloniale et des aliénations
qui lui sont constitutives. Il faut convenir avec Bourdieu que " l'aliénation
absolue anéantit la conscience de l'aliénation ".
En étant autoritaire, en ayant si peu de respect pour la vie
humaine et pour la dignité des ses subordonnés, le dirigeant
du FLN s'est inscrit dans le prolongement des rapports de la société
traditionnelle, avec ses habitus : recherche des honneurs et
du prestige pour se distinguer des autres. La société
traditionnelle forme l'homme dans la culture patriarcale marquée
par l'ethnocentrisme généalogique qui oppose tous les
segments tribaux et familiaux les uns aux autres dans une situation
de rareté de biens. Le pouvoir, dans ces conditions, est recherché
pour le prestige, dans la logique de l 'ethnocentrisme généalogique
et pour ses capacités prédatrices des biens matériels.
L'autoritarisme, qui a besoin de capitaux symboliques pour se légitimer,
a pour finalité le prestige et la prédation qui, à
leur tour, le renforcent. Le FLN est porteur de cette culture apparue
au grand jour dans l'exercice du pouvoir entre les mains d'une élite
dont les convictions profondes sont en rupture avec les valeurs de
la modernité, la première d'entre elles, l'égalité
des individus que l'État est censé considérer
comme des sujets de droit. C'est ici que prend son origine la crise
politique qui a éclaté dans les années 1990.
Ce
regard réaliste de Bourdieu sur la guerre de libération
algérienne découle de l'analyse sociologique de l'Algérie
qu'il entreprend à travers des enquêtes et des entretiens
qui révèlent une idéologie politique spontanée,
le plus souvent implicite, constituant le nationalisme algérien
qui se nourrit plus du sentiment d'injustice face à l'ordre
colonial que de la volonté de construire un État de
droit. Les enquêtés expriment leurs positions politiques
en termes de bien et de mal, parfois font référence
à la justice qu'ils souhaitent et à l'injustice qu'ils
dénoncent, se remettent souvent à Dieu qu'ils invoquent
pour rétablir l'ordre juste. Dans tous les cas, ils font preuve
d'un attachement fort à leur communauté dont ils pensent
qu'elle sera la meilleure de toutes une fois l'Indépendance
acquise. Si le FLN a été si populaire dans les années
1950, c'est qu'il a été le véhicule de cette
culture présentant entre autres une vision enchantée
du futur.
Pour
se poursuivre avec l'intensité qui a été la sienne,
la guerre de libération a besoin de s'enraciner dans le peuple
qui la couve, la soutient, la finance
en raison de sa perception
comme rupture d'un ordre oppresseur. Elle n'est pas le résultat
d'une machination projetée par une minorité soutenue
par des forces étrangères mais issue des conditions
sociologiques, historiques et culturelles qui alimentent l'insurrection
en hommes, en moyens et en énergie suffisamment importants
pour créer l'insécurité dans le camp adverse
qui plus est, dispose d'une puissance de feu que seul un pays développé
possède. " Prétendre que la guerre est
imposée au peuple algérien, écrit Bourdieu,
par une poignée de meneurs utilisant la contrainte et la ruse,
c'est nier que la lutte puisse trouver ses forces vives et ses intentions
dans un sentiment populaire profond, sentiment inspiré par
une situation objective ". Le combat nationaliste,
pour se poursuivre sur le terrain militaire, a besoin d'une utopie
au nom de laquelle le sacrifice est accepté. L'élite
politique se formera en relation avec l'expression de cette utopie,
c'est-à-dire que ce sont les individus qui traduiront cette
utopie en revendications politiques qui auront la confiance des masses.
Née
de la contestation de l'ordre colonial, l'élite nationaliste
algérienne reflète à bien des égards les
transformations culturelles de la société et les limites
idéologiques du projet social dont elle est l'expression. Certes,
cette élite est diverse, mais celle qui attire les plus grandes
masses populaires sera celle qui aura réussi à forger
le langage populiste qui convienne le mieux à l'utopie qui
fait croire qu'il suffirait que l'Indépendance soit proclamée
pour que s'instaure la justice et pour que les richesses soient abondantes.
Sans l'enracinement de cette utopie dans les couches les plus pauvres
de la population, le FLN n'aurait jamais pu mobiliser les masses populaires
autour de son combat contre la colonisation. Pour connaître
les capacités révolutionnaires de l'Algérie en
armes, il ne suffit pas d'étudier les textes du FLN qui codifient
les aspirations du mouvement dans un langage emprunté au discours
politique moderne. L'analyse de la réalité exige d'aller
au-delà des textes idéologiques officiels (Plate-Forme
de la Soummam, Programme de Tripoli
) et de procéder à
une étude sociologique des représentations culturelles
de ces masses qui ont fourni au FLN le gros de ses bataillons. C'est
ce qu'a fait Bourdieu qui montre que le politique est perçu
à travers des catégories psychologiques qui lui refusent
toute objectivité et toute spécificité.
2.
La psychologisation du politique
Le discours populiste et l'utopie qu'il véhicule confortent
la " culture politique " du sous-prolétaire
et du chômeur pour qui les richesses sont naturellement abondantes
mais accaparées par les Français dont la méchanceté
empêche une répartition équitable. Il restitue
une vision du monde en relation avec la pauvreté culturelle
qui n'aide pas à percevoir les causes réelles de la
détresse et qui incite à " personnaliser "
les situations appréciées en termes de mal et de bien.
" La révolte, écrit Bourdieu,
est dirigée avant tout contre des personnes ou des situations
individuelles, jamais contre un système qu'il s'agirait de
transformer systématiquement. Et comment en serait-il autrement ?
Ce qui est perçu, ce n'est pas la discrimination mais le racisme ;
ce n'est pas l'exploitation mais l'exploiteur ; ce n'est pas
le patron mais le contremaître espagnol ". D'où
l'explication du chômage par une volonté maléfique,
alors que le travail, en quantité suffisante, serait caché
aux Algériens pour les maintenir dans la misère. Ne
concevant pas la rareté du travail, l'Algérien ne saisit
pas le chômage en termes de fluctuations de l'offre et de la
demande de main-d'uvre, et ne l'appréhende pas à
travers les mécanismes du marché qui fixe les besoins
en force de travail. Pour lui, la cause du chômage est humaine
et maléfique : la méchanceté des Français
qui refusent d'employer ceux qui sont dans le besoin. Cette représentation
est confortée par le fait que le plein emploi est quasi total
chez les Européens, ce qui prouverait que le travail existe
en quantité suffisante, mais que les colons le cachent pour
contraindre les Arabes à la misère. D'où il faut
lutter pour trouver un emploi quelconque ; il faut ruser pour
échapper au plan diabolique des Européens. " Le
travail, il y en a, mais ils ne veulent pas le donner "
dit l'un ; " je suis prêt à faire n'importe
quoi et à n'importe quelle heure, et ils ne veulent pas m'employer.
Les Français ne nous veulent pas du bien ", dit l'autre.
Ces réponses montrent l'imprégnation de la " culture
traditionnelle " pour laquelle l'emploi est une quantité
à répartir à tous les membres de la société
afin que tous soient occupés. Le chômage serait donc
le résultat d'une volonté politique renvoyant à
la méchanceté des Français qui font de la rétention
de l'emploi pour réduire les Algériens à la misère.
Donc une fois les Français partis, le travail deviendrait abondant,
ce qui explique que l'Indépendance a été un objectif
exaltant dans lequel les Algériens ont investi affectivement.
Le
nationalisme algérien a puisé dans cette vision spontanée
de l'ordre socio-politique dans lequel les populations avaient la
conviction d'être victimes d'un complot ourdi contre elles par
des forces étrangères. " Cette misère,
c'est voulu " dit l'un des enquêtés, exprimant
une conviction largement répandue selon laquelle des forces
- à identifier - complotent pour maintenir les Algériens
dans la misère, les empêcher d'instruire leurs enfants,
les couper de leurs racines, les détourner de leur religion,
et enfin les affaiblir afin de les soumettre. Commode, la thèse
du complot (" c'est voulu ") fait l'économie
d'une explication des mécanismes complexes de la situation
coloniale où les dominés ont peu de chances d'améliorer
leurs conditions sociales. Elle a l'avantage de dévoiler les
intentions maléfiques de l'adversaire sans qu'il soit clairement
identifié. Elle a survécu à l'Indépendance
et sert aujourd'hui à expliquer la crise que vit le pays depuis
1992. Mais, en même temps, elle donne à la crise une
tournure violente puisque les protagonistes s'accusent mutuellement
de trahir l'intérêt national, ce qui justifierait les
assassinats. La conscience d'être victime d'une intention maléfique
nourrit la pire des violences car les individus ont le sentiment de
défendre l'existence même du groupe et non des positions
à l'intérieur du groupe. Les luttes politiques menées
au nom du bien et du mal sont les plus inhumaines car l'adversaire
y perd le caractère d'être humain pour être perçu
comme un esprit maléfique à détruire, à
éradiquer.
Cependant,
il est à noter aussi que sous la colonisation, la misère
est expliquée par une cause humaine ; ce n'est en effet
ni la nature ni la volonté divine qui est en cause, c'est un
facteur humain - la méchanceté des Français -
qui provoque le dérèglement de " l'ordre des
choses ". À la conscience résignée
et fataliste du " c'est écrit " (le mektoub
d'antan), marque d'impuissance devant la nature, se substitue la conscience
révoltée et indignée du " c'est voulu ",
expression de rejet de l'injustice et de volonté de faire changer
la situation. Cependant, ce passage de l'explication par la volonté
divine à celle par la volonté humaine maléfique
indique le cheminement tortueux de la sécularisation, dont
l'évolution ne sera ni linéaire ni inéluctable,
dépendant en tout état de cause du niveau culturel de
la population à travers le niveau d'indifférenciation
de l'ordre social qui permet - ou non - une autonomie du
politique par rapport à la morale et à l'éthique
religieuse.
Le basculement de la conscience fataliste à la conscience révoltée,
indice de changements culturels s'opérant à l'insu des
sujets, a alimenté idéologiquement le nationalisme algérien
formé autour de l'objectif de l'abolition de l'ordre colonial.
Le mouvement nationaliste n'aurait jamais atteint son objectif si
la population était demeurée prisonnière de la
conscience du " c'est écrit ". Car, en
effet, si une majorité de la population était restée
soumise à la fatalité, justifiant la domination coloniale
par la destinée (le mektoub), le FLN aurait échoué
dans son projet d'État national indépendant. Mais cette
" sécularisation " de la cause de la misère
n'a pas produit pour autant une conscience révolutionnaire
dans la mesure où " se révolter contre
la méchanceté établie, ce n'est pas nécessairement
mettre en question l'ordre qui fonde la méchanceté ".
Ceci est probablement l'effet d'une indifférenciation des pratiques
sociales qui ne permet pas au politique d'être appréhendé
par ses propres mots. Une société où le politique
est tributaire des catégories psychologiques ou religieuses
ne peut donner naissance à un projet où le rapport politique
est fondé sur l'égalité formelle des citoyens,
abolissant la hiérarchie statutaire de la société
traditionnelle. Les bouleversements de la guerre ne suffisent pas
à entraîner par eux-mêmes les changements caractéristiques
de la modernité ; ils ne font qu'opérer des substitutions
de forme où la hiérarchie est reproduite sur des critères
nouveaux. Le responsable du FLN, même d'extraction populaire,
cherche à créer un lignage nouveau, après avoir
capté le prestige que donne la participation à la guerre
de libération désormais source de rentes matérielles
et symboliques.
La
psychologisation du politique - donner une forme humaine à
l'injustice et à la domination - condamne le discours
politique à l'indigence idéologique que cachent mal
les projections utopiques promettant la société juste
et fraternelle que devait du reste réaliser l'État indépendant.
Les limites du nationalisme algérien - qui s'est révélé
stérile dans la période post-coloniale - trouvent
leurs origines dans l'incapacité du politique à se détacher
de l'explication psychologisante et à s'autonomiser des références
morales à contenu religieux. Le " désenchantement
national " qui a suivi de quelques années l'Indépendance
n'a pas fait disparaître cette conception psychologisante du
politique, qui demeure en vigueur au regard de la nature des critiques
portées à l'encontre des dirigeants. La corruption,
bien réelle, est le premier mal à être dénoncée,
sans que sa pratique ne soit mise en relation avec l'absence de l'autonomie
de la justice et de la liberté de la presse. Elle est plutôt
expliquée par la cupidité des dirigeants, leurs faibles
convictions religieuses, leur indifférence vis-à-vis
de la souffrance des petites gens, ou encore par l'indigent " c'est
voulu ". Si les conditions de vie difficiles sont dénoncées
dans le même langage utilisé jadis contre le colonisateur,
c'est que la " culture politique " de la masse
de la population n'a pas changé, demeurée génératrice
d'utopies promettant " la société juste "
débarrassée des éléments méchants
et immoraux. C'est de ce point de vue que le FLN est le père
du FIS .
3.
Le regard sur la situation post-coloniale
Les analyses sociologiques de Bourdieu sur l'Algérie fournissent
des clés d'explication de l'évolution de la situation
ultérieure de l'État et ouvrent des pistes de recherche
loin des discours romantiques en vogue dans les années 1960
sur le socialisme spécifique et l'autogestion. Ces analyses,
trente années plus tard, aident à comprendre l'incapacité
de la génération qui a libéré le pays
de la domination coloniale à le moderniser et à le doter
d'un État de droit qui lui aurait probablement évité
les affres de la crise sanglante subie depuis 1992. Nourrissant de
la sympathie pour les Algériens en guerre, Bourdieu est néanmoins
resté lucide sur la société algérienne
car, pour lui, la sociologie est d'abord une réflexion critique
des pratiques sociales et des représentations culturelles,
ce que ne pouvait admettre le discours idéologique tiers-mondiste
du FLN. C'est ce qui explique qu'il n'a pas fait école dans
la jeune université algérienne des années 1960
et 1970, dont les étudiants étaient réticents
à écouter des analyses démystifiant le discours
populiste. Au lendemain de l'indépendance, les élites
en formation n'étaient pas disposées à critiquer
un mouvement de libération qui avait réussi et qui promettait
la société nouvelle, et surtout l'ascension sociale
pour les promoteurs de la société nouvelle. Il y avait
en effet des opportunités à saisir à la faveur
du départ des Français qui ont laissé vacantes
de nombreuses fonctions dans l'administration et dans le secteur économique.
Il fallait accompagner ces occasions par un discours légitimant,
porté plus sur l'apologie que sur les critiques des pratiques
sociales. On comprend alors pourquoi il était plus indiqué
et plus opportun de soutenir et de faire soutenir des thèses
sur Fanon que sur Bourdieu, dont l'approche critique heurtait la croyance
utopique de l'avenir radieux que l'État au service du peuple
promettait de réaliser. L'évolution des régimes
du tiers monde vers des formes autoritaires opprimant leurs peuples
à travers les mêmes mécanismes de la domination
coloniale - et l'exemple algérien en est aujourd'hui une
illustration vivante - a donné raison à Bourdieu
qui a réfuté en son temps les thèses de Frantz
Fanon, selon lesquelles la paysannerie pauvre et le sous-prolétariat
du tiers monde constituent une force révolutionnaire, au sens
marxiste du terme, porteuse d'un projet politique moderne.
Obnubilés
par le projet de société dont ils rêvaient et
qu'ils défendaient au profit des couches démunies, les
universitaires Algériens étaient dans l'incapacité
de " voir " la société telle qu'elle
était et d'être à son écoute. Développant
un discours normatif, ils se sont investis de l'autorité pour
dire ce qu'elle devait être, au moins politiquement au lieu
d'aller sur le terrain et rendre compte de la réalité
sociale telle qu'elle était vécue par ces millions de
femmes et d'hommes, à travers leurs pratiques, leurs représentations
et leurs espoirs. Bourdieu avait montré le chemin dans Travail
et Travailleurs en Algérie et Le déracinement.
Mais les sociologues n'étaient pas prêts à une
telle entreprise. Subjugués par le discours populiste apologétique,
ils étaient imperméables au raisonnement sociologique
portant sur les pratiques sociales et les conditions de la vie quotidienne.
D'où toutes ces recherches et publications sur la voie non
capitaliste de développement, sur les fonctions de l'État
dans une société à économie planifiée,
sur le rôle de la paysannerie dans les coopératives socialistes,
sur la classe ouvrière dans un pays peu industrialisé,
sur les institutions au service des masses, sur ce que doit être
le niveau de conscience politique de celles-ci, etc., bref, autant
d'objets fallacieux, ou de non objets de recherche. N'étant
pas prête à analyser la société au lendemain
de l'indépendance, l'Université était pourvoyeuse
d'un discours normatif supposé être celui des forces
saines de la Révolution dont il fallait assurer la victoire
en effaçant les sequelles du colonialisme et les relents archaïques
d'une mentalité héritée du passé, qui
sont autant des obstacles à la modernisation conduite par l'État
dirigé par une fraction engagée de l'élite progressiste
issue du peuple menacé de retomber dans l'aliénation
d'où l'a tirée la Révolution. Ce genre de discours
exalté faisait fonction de production scientifique, jusqu'à
ce que éclatent les émeutes d'octobre 1988 qui ont levé
le voile sur une réalité dont les universitaires ne
soupçonnaient même pas l'existence. Ils ne se reconnaissaient
pas dans cette société si différente de leur
" objet de recherche " qui respirait la cohérence
thématique éthérée et l'harmonie théorique
désirée d'où émanait une quiétude
que les " gueux " des quartiers populaires ont
soudainement perturbée avec leur intégrisme médiéval
et leur haine " irrationnelle " de l'État
.
Bourdieu
s'était toujours gardé de critiquer, tout au moins ouvertement,
les pratiques politiques et économiques de l'Etat indépendant,
ou les productions universitaires de ses collègues Algériens,
bien que Travail et Travailleurs en Algérie fourmille
d'allusions à l'endroit de l'utopie et du tiers-mondisme du
FLN. Cependant, en 1997, lors d'un journée d'études
organisée en son hommage à l'Institut du Monde Arabe,
il y a eu un passage dans son intervention où la critique n'a
jamais été aussi explicite et aussi directe. " L'Algérie
telle que je la voyais, a-t-il dit, et qui était bien
loin de l'image révolutionnaire qu'en donnaient la littérature
militante et les ouvrages de combat, était faite d'une vaste
paysannerie sous-prolétarisée, d'un sous-prolétariat
immense et ambivalent, d'un prolétariat essentiellement installé
en France, d'une petite bourgeoisie peu au fait des réalités
profondes de la société et d'une intelligentsia dont
la particularité était de mal connaître sa propre
société et de ne rien comprendre aux choses ambiguës
et complexes. Car les paysans algériens comme les paysans chinois
étaient loin d'être tels que se les imaginaient les intellectuels
de l'époque. Ils étaient révolutionnaires mais
en même temps ils voulaient des structures traditionnelles car
elles les prémunissaient contre l'inconnu ".
La principale hypothèse constitutive de la sociologie de Bourdieu
- la domination sociale et sa reproduction - se vérifiait
dès les premières années de l'Indépendance,
bien que occultée par le discours verbalement généreux
d'un État paternaliste et populiste. Mais le caractère
autoritaire de cet État n'allait pas tardé à
se dévoiler à l'occasion notamment de réunions
publiques, de choix de responsables ou de grèves d'ouvriers.
L'autoritarisme était nécessaire à l'encadrement
de la société par l'État, à l'intérieur
duquel les fonctions étaient des positions privilégiées
pour le captage et le partage de la rente par les moyens de la prédation.
Ce
qui peut être déduit implicitement des travaux de Bourdieu
sur l'Algérie indépendante est que les groupes issus
du mouvement national convenaient que la mission de l'État,
lieu de captage et de partage de la rente, était d'encadrer
la société qui devait se mettre à son service.
Les fortunes privées accumulées grâce à
des relais dans l'État ont eu pour source non pas l'exploitation
du travail mais le commerce très rentable dans un marché
où les importations sont soumises à l'autorisation administrative
(licence d'importation) et où la monnaie n'est convertible
que par le canal de l'État, ce qui lie particulièrement
corruption et accumulation des fortunes monétaires. Le système
rentier et distributif (salaires ne correspondant pas à leur
contrepartie économique, médecine gratuite, scolarisation
massive, logements sociaux, etc.) mis en place dès l'Indépendance
n'a pu fonctionner que grâce aux ressources externes fournies
par l'exportation des hydrocarbures, dont la chute des prix dans les
années 1980 allait entraîner une grave crise sociale
et politique .
Un
tel système s'est bâti sur la dévalorisation du
travail créateur de richesses que la mémoire collective
assimilait à l'exploitation qui rappelait encore le colon " qui
labourait sur le dos de ses ouvriers " comme le décrit
si bien l'expression en arabe, encore utilisée à ce
jour. Mais cette expression, que Bourdieu rapporte de ses entretiens,
bien que correspondant à la réalité, celle de
l'exploitation, ne réduit le travail qu'à cette dimension,
excluant celle de la création des richesses. D'où la
répulsion pour le travail manuel assimilé à l'exploitation,
dévalorisé au profit du commerce et des services administratifs,
surtout que les salaires étaient bloqués, sans perspectives
de revendications syndicales, le syndicat officiel - l'UGTA -
étant le représentant de l'État auprès
des travailleurs et non l'inverse. Bourdieu a perçu cette particularité
politique à partir d'une analyse sociologique que l'évolution
ultérieure confirmera : " En effet, la préférence
accordée à l'administration s'inspire aussi du discrédit
de l'entreprise capitaliste, perçue comme inséparable
du colonialisme et de l'exploitation et surtout de la conviction que
seule une bureaucratie étatique peut faire fonctionner l'ensemble
des institutions abandonnées par la colonisation ".
C'est là aussi qu'il faut rechercher, entre autres, le choix
de l'option étatique de l'économie , car les Algériens
étaient réticents à être employés
dans des entreprises privées où le patron Algérien
prendrait la place du colon. Seul l'État avait la légitimité
d'occuper la place du colon, en atténuant toutefois cette image
par le discours populiste de dirigeants au service du peuple. Et ce
n'est pas un hasard si les entreprises, lieu d'une faible productivité
du travail, étaient mal gérées et leurs richesses
gaspillées. Le travail n'était pas considéré
comme une source créatrice de la valeur ; il était
un droit et un moyen d'accès à la distribution des richesses
dont l'origine est la nature, ce qui n'est pas faux pour l'Algérie
dont la principale ressource est fournie par un accident géologique :
les hydrocarbures. Devenus courants de la part de ceux qui occupaient
des positions rentières dans le circuit de prédation,
les détournements étaient perçus comme des prélèvements
de richesses fournies par la nature et non par le travail.
La
petite bourgeoisie a profité du modèle distributif de
richesses en fournissant les cadres à l'administration et aux
entreprises, qui ont été formés dans les universités
nationales ou étrangères. Certains de ces cadres étaient
issus de la paysannerie pauvre et du sous-prolétariat, ce qui
créait l'illusion du caractère populaire du régime,
mais cela n'a pas empêché la reproduction des divisions
héritées de la société coloniale avec
toutes ses injustices et ses frustrations. Car si l'État ne
s'est pas comporté comme le colon dans les relations de travail,
fermant les yeux sur la productivité, il n'a pas pour autant
établi des rapports démocratiques avec les administrés,
exclus du champ politique comme du temps de la période coloniale.
La stabilité politique des années soixante et soixante-dix
s'expliquait, entre autres, par la disponibilité des postes
dans l'administration et dans les entreprises offerts à des
cadres issus des couches populaires. Mais dès que cette offre
s'était tarie à la fin des années soixante-dix,
et que l'État n'assurait plus l'ascension sociale des deux
décennies précédentes qui avait profité
aux fils de paysans et de sous-prolétaires, la contestation,
qui couvait dans les couches pauvres, se propagea dans les couches
moyennes qui ont basculé dans la contestation. Se manifestant
dans un langage politico-religieux dénonçant la méchanceté
du militaire et la corruption du fonctionnaire, elle a gagné
les classes moyennes qui se sont senties trahies et sacrifiées
par des dirigeants " cupides et égoïstes ".
Les référents culturels de la psychologisation du politique
étaient encore intacts 40 ans après l'Indépendance.
De
ce point de vue, la société algérienne n'avait
pas changé puisque déjà en 1963 Bourdieu notait
que " les contradictions que le système colonial
a laissées après lui
et qui, aux premiers jours
de combat, étaient légitimement voilées, ne pourront
être surmontées qu'à condition d'être affrontées
en toute lucidité et combattues en pleine lumière ".
C'est pour avoir été cachées par le discours
populiste, au lieu d'être affrontées et résolues,
que les contradictions dont parlait Bourdieu dans Travail et Travailleurs
en Algérie allaient éclater dans des formes violentes
dans les années 1990. Lorsqu'elles sont articulées à
un objet réel et non imaginaire, les analyses sociologiques
sont susceptibles d'indiquer ce qui est possible et ce qui ne l'est
pas. Les quelques textes de Bourdieu sur l'Algérie des années
1960 ont eu le mérite de montrer, contrairement aux discours
généreux, vers où le pays se dirigeait. Il est
à regretter que les universitaires n'aient pas tiré
profit en leur temps de ces travaux de sociologie.
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